jeudi 5 février 2015

Une fois son jugement final rendu, un juge ne peut venir compléter les motifs écrits déjà donnés

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

On voit régulièrement des jugements rendus oralement avec motifs écrits à suivre. Il est beaucoup plus rare cependant de voir un juge ou un décideur rendre une décision écrite, pour ensuite la supplémenter avec des motifs additionnels. Dans Béton Brunet ltée c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (SCEP), section locale 700 (2015 QCCA 188), la Cour d'appel vient indiquer qu'il ne s'agit pas d'un procédé acceptable, puisque le juge ou décideur est functus officio une fois sa décision initiale donnée.


Dans cette affaire, les Appelantes se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure rendu le 15 mai 2013 et pour lequel des motifs additionnels ont été donnés le 23 août suivant. Ce jugement rejetait les deux requêtes en révision judiciaire au moyen desquelles les Appelantes attaquaient une décision de la Commission des relations du travail.
 
La première question qui se pose est celle de savoir si la Cour d'appel doit prendre en considération les motifs additionnels du 23 août.
 
L'Honorable juge Yves-Marie Morissette, au nom d'un banc unanime, est d'avis que le pourvoi doit échouer puisque le juge de première instance est bien fondé selon lui. Reste cependant le juge Morissette indique que seuls les motifs du 15 mai 2013 pouvaient être considérés parce que le juge était functus officio après ceux-ci, de sorte que les motifs du 23 août ne peuvent être pris en considération:
[27]        Quoi qu’il en soit, malgré ce que plaident les appelantes, il est inutile à mon sens de s’appuyer sur l’arrêt R. c. Teskey (rendu en matière criminelle) ou sur l’arrêt Crocker v. Sipus (rendu par la Cour d’appel de l’Ontario dans un cadre juridique autre que celui du Code de procédure civile) pour arriver au résultat qu’elles recherchent dans ce qui concerne le premier volet du débat en appel. L’arrêt rendu par notre cour dans l’affaire Roy c. Patenaude permet déjà de vider la question, sans qu’il soit besoin de s’interroger sur une hypothétique apparence raisonnable de partialité de la part du juge de première instance.  
[28]        Je rappelle en quoi consistait cette décision. Un procès en responsabilité civile s’était instruit au sujet d’une arrestation illégale qui avait causé la mort d’un individu. Quinze mois après le procès, le juge fit droit à la réclamation de la conjointe de la victime par un jugement écrit qui, dans sa version dactylographiée, comportait 23 pages. Ce jugement contenait cependant un Nota Bene ainsi formulé : « Des motifs plus détaillés seront versés au dossier dans les meilleurs délais possibles, ainsi que l’énumération de la jurisprudence et des autorités citées ou consultées. » Par la suite, quelque deux mois après que les défendeurs eurent inscrit en appel, le juge déposa une série non datée de motifs additionnels.  
[29]        Je citerai ici au texte les commentaires du juge Tyndale, auxquels souscrivent ses deux collègues: 
In my opinion, with respect, the judge did not have the right to divide his judgment into two parts, particularly when the second part followed the inscription in appeal. The latter was filed in March, 1988; it complained that the judge did not decide objections, did not mention this, did not explain that. In his "Motifs supplémentaires à l'appui du jugement rendu", undated, filed on 10 May 1988, the judge does purport to decide objections, to mention this, to explain that.  
Article 475 of the Code of Civil Procedure provides that even inadvertent errors in a judgment cannot be corrected after appeal; much less, in my view, may the judge improve on his judgment after appeal by deliberate and substantial additions.  
I think that when the first "part" of the judgment was filed on 18 February 1988, 15 months after trial, or at the latest when the appeal was filed, the judge became functus officio as that term is explained in Chandler c. Alberta Association of Architects. He was disseized of the case and could no longer deal with it at all, except to correct a mistake in drafting of the judgment, or to correct an error in expressing the manifest intention of the court. See also Hôpital Joyce Memorial c Gélinas, where Turgeon, JA wrote at page 841:  
Dans notre système juridique, il est un principe bien établi: un Tribunal saisit d'une cause doit la décider tout entière par un seul et même jugement et n'a pas le pouvoir de scinder sa décision en deux étapes, sauf dans les cas exceptionnels où la loi lui permet par un texte clair d'agir ainsi. (...) Nous ne sommes pas ici en présence d'une simple question de procédure, mais d'un principe fondamental que les tribunaux doivent respecter.
The case of Kellog's Company of Canada c P.G. du Québec, is slightly similar to this one but easily distinguished. In that case an oral judgment from the bench rendered on 7 January 1975 was recorded in the minutes of trial (“procès-verbal”) and signed by the clerk. Six days later the judge deposited a more elaborate written judgment with the identical conclusions; appellant objected, but the Court of Appeal allowed the written judgment. That is common practise in the Superior Court, to which there is no objection.  
In my opinion, in the circumstances of this case, the trial judge had lost jurisdiction, and his supplementary reasons are not legally in the record of either the Superior Court or of this Court. 
Je ne vois aucune raison de déroger à cette règle qui découle du libellé de l’article 471 C.p.c. En l’occurrence, le juge a déposé un jugement écrit le 15 mai 2013 qui a eu pour conséquence de le dessaisir du dossier et de le rendre functus officio.
Commentaire:

Si je n'ai pas nécessairement de difficulté avec la conclusion à laquelle en vient le juge Morissette sur la question - i.e. qu'une fois des motifs écrits donnés le juge de première instance ne peut en ajouter - j'ai par ailleurs beaucoup de difficulté à concilier ce résultat avec la pratique qui prévaut en matière de jugements rendus oralement.
 
En effet, il est pratique courante, pour les juges de première instance - en citant l'affaire Kellog's Company of Canada, [1978] C.A. 258 - de réviser et ajouter au motifs donnés oralement lorsqu'il est temps de faire retranscrire leur jugement. Ce procédé, à ce que je sache, n'est pas contesté.
 
Si la règle veut qu'une fois la décision rendue le juge ne peut ajouter à ses motifs, je ne comprends pas pourquoi une distinction devrait être faite entre les jugements oraux et les jugements écrits.

Référence : [2015] ABD 51

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