mercredi 4 février 2015

Le jugement qui met hors de cause une partie n'est pas un jugement final et nécessite donc la permission d'en appeler au sens des articles 29 et 511 C.p.c.

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

J'aimerais bien vous dire qu'il est toujours facile de distinguer le jugement final du jugement interlocutoire pour les fins d'appel, mais ce n'est pas le cas. La récente décision rendue par la Cour d'appel dans Groupe Jean Coutu (PJC) inc. c. Quesnel (2015 QCCA 131) illustre bien cette réalité alors que la Cour devait décider si le jugement qui ordonne la mise hors de cause d'une partie est un jugement final ou interlocutoire. La Cour en vient à la conclusion qu'il s'agit d'une jugement interlocutoire.



Dans cette affaire, la Cour est saisie d'une requête en rejet d'appel présentée par le syndic Intimé. Celui-ci fait valoir que le jugement de la Cour supérieure qui a ordonné sa mise hors de cause est un jugement interlocutoire et que l'Appelante avait donc besoin de la permission d'un juge de la Cour pour en appeler de ce jugement.

La trame factuelle sous-jacente est assez simple.
 
L'Intimé, pharmacien de son état et franchisé de la société Appelante, intente contre cette dernière une action visant à faire déclarer nulles, car contraires à l'ordre public, les clauses du contrat de franchise unissant les parties et prévoyant le paiement de certaines redevances dont il exige le remboursement.
 
L'Appelante produit une défense et demande reconventionnelle dans laquelle elle souhaite opposer ses moyens de contestation non seulement à l'Intimé, mais aussi à l'Ordre des pharmaciens et au syndic Intimé, qu'elle choisit de mettre en cause, réclamant en outre diverses conclusions de nature déclaratoire contre ces deux derniers.
 
C'est contre ce jugement que l'Appelante se pourvoit en déposant une inscription en appel.
 
L'Honorable juge Marie-France Bich, au nom d'un banc unanime, est d'avis que l'Appelante devait obtenir la permission d'en appeler et que son pourvoit doit donc être rejeté faute d'avoir obtenu une telle permission. En effet, la juge Bich est d'avis que le jugement rendu est un jugement interlocutoire:
[19]        Le principe reconnu dans l'arrêt Société canadienne du cancer est généralement appliqué par la Cour. C'est ce que l'on constate à la lecture, par exemple, des arrêts suivants, aléatoirement choisis : Crépeau-Bolduc c. Pednault ou Gesse c. Posman (appel du jugement prononçant l'irrecevabilité d'une demande reconventionnelle en vertu de l'art. 165 C.p.c.), Vu c. Groupe Jean Coutu (PJC) inc. (appel du jugement rejetant une demande reconventionnelle pour cause d'absence de connexité), Décor Alliance inc. c. Janin Construction (1983) ltée (appel du jugement radiant, sur requête, le privilège sur lequel la partie demanderesse fonde son recours contre la défenderesse), Globe and Mail (The), une division de CTVglobemedia Publishing Inc. c. Canada (Procureur général) (appel de l'ordonnance de sauvegarde prononcée contre un journaliste dans une instance à laquelle il n'est pas partie), J.G. c. Boily et Papillon c. Lemay (appel du jugement refusant l'amendement qui ajouterait une partie défenderesse à l'instance). Les jugements en cause dans ces différents arrêts ont été considérés comme interlocutoires en vertu de la règle voulant que « toute personne qui, à l'intérieur d'une instance déjà existante, soulève un litige quelconque et obtient jugement, obtient un jugement interlocutoire qui peut certes être définitif au sens de l'article 29(2) C.p.c. [ou, pourrait-on ajouter, 29(1)], mais qui n'est pas pour autant un jugement final au sens de l'article 26(1) C.p.c. ». Autrement dit, il n'y a de final que le jugement qui met fin à l'instance dans sa totalité, c'est-à-dire celui qui règle et le litige tel qu'initialement engagé et tout ce qui s'y greffe par la suite. 
[20]        Cette solution, comme le signale le juge Tyndale dans Société canadienne du cancer, a l'avantage de la clarté et de la certitude, ainsi que la vertu supplémentaire de la simplicité. 
[...] 
[28]        Enfin, en ce qui concerne l'intervention régie par les articles 208 et s. C.p.c., on observe depuis 2010 un resserrement marqué de la jurisprudence. Les jugements qui autorisent ou refusent une intervention sont dorénavant considérés comme interlocutoires, ce qui s'explique par les modifications apportées au Code de procédure civile en 2010 (notamment à l'art. 210), qui font de l'intervention (agressive ou conservatoire) une partie intégrante de l'instance à laquelle elle se greffe, c'est-à-dire de l'instance qu'on aurait autrefois qualifiée de « principale ». On verra à ce sujet : McCain Foods Ltd. c. Wong; Jean-Baptiste c. Xceed Mortgage Corporation; Poudrette c. Phaneuf; Cieslukowski c. 9109-6453 Québec inc.. Dans le cas de l'intervention prévue par l'article 211 C.p.c., il n'y a pas de controverse : le jugement qui permet ou refuse une telle intervention est interlocutoire. 
[29]        Qu'en est-il en l'espèce? 
[30]        Par sa défense et demande reconventionnelle, GJC oppose divers moyens à l'action de M. Quesnel, moyens dont elle entend qu'ils soient opposables tant à l'Ordre (déjà mis en cause par M. Quesnel lui-même) qu'au syndic. Elle recherche par ailleurs certaines conclusions déclaratoires contre l'Ordre et le syndic. Pour cette double raison, sa défense et demande reconventionnelle vise donc à ajouter le syndic comme mis en cause. Le jugement de première instance fait droit à la contestation du syndic et ordonne la mise hors de cause de celui-ci pour les raisons que l'on a vues précédemment (voir supra, paragr. [9]).  
[31]        Il s'agit là d'un jugement interlocutoire et le fait qu'il puisse être bien ou mal fondé ne change rien à cette qualification. 
[32]        Soulignons préliminairement que la mise en cause du syndic par GJC ne relève pas de l'appel en garantie prévu par les articles 216 et s. C.p.c. et ne peut bénéficier du traitement accordé à celui-ci par la jurisprudence. 
[...] 
[36]        Le jugement qui refuse cette mise en cause n'est pas un jugement final au sens du troisième alinéa de l'article 29 C.p.c., mais bien un jugement interlocutoire, visé en l'occurrence par le paragraphe 2 dudit alinéa (s'agissant d'un jugement dont les conséquences sur l'instance, au sens de l'arrêt Elitis Pharma inc. c. RX Job inc., sont irrémédiables). Quelle que soit la manière dont on l'envisage, il ne met pas fin à l'instance entreprise par M. Quesnel et à laquelle se défend l'appelante en formulant de surcroît une demande reconventionnelle. Il statue sur un incident de cette instance et correspond en tous points à la définition que les juges Tourigny (citant le juge Bernier) et Tyndale, dans Société canadienne du cancer, donnent au jugement interlocutoire, à savoir : « tout jugement prononcé dans un dossier après la formation d'une instance principale et avant le jugement qui en dessaisit la Cour, qu'il dispose ou non d'un incident qui décide d'une façon finale d'une question accessoire à l'instance principale, d'un procès dans un procès, d'un jugement définitif, provisoire ou préparatoire, qu'il affecte ou non le fond de l'instance principale » ou « any judgment rendered in a case after the originating proceeding and before the final judgment disposing of the case on the merits is interlocutory, whether or not it finally disposes of an incidental or accessory proceeding, of a case within a case, of a parallel issue; whether or not it is definitive, provisional or preparatory; and whether or not it affects the merits of the main matter ».
Référence : [2015] ABD 50

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