dimanche 2 novembre 2014

Dimanches rétro: la très grande difficulté d'obtenir une injonction Mareva lorsque les biens sont transférés dans une autre province canadienne

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Pour obtenir une injonction Mareva, il est nécessaire de non seulement démontrer que la partie défenderesse est en train de transférer ses actifs, mais également que ce transfert est susceptible de frustrer la possibilité d'exécuter un jugement éventuel.  C'est pourquoi la Cour suprême indiquait, dans Aetna Financial Services c. Feigelman ([1985] 1 RCS 2), que les transfert d'actifs d'une province à une autre sont très rarement susceptibles de justifier l'émission d'une ordonnance Mareva.
 

Dans cette affaire, l'Appelante est une personne morale ayant son siège social à Montréal et des bureaux à Toronto. Parmi ses activités d'entreprise, l'Appelante avance des sommes d'argent contre les comptes à recevoir de ses clients.
 
Les activités relatives à ses clients du Manitoba se font surtout à partir de son bureau de Montréal étant donné que le bureau qu'elle avait au Manitoba et qui est maintenant fermé visait avant tout à faire de la promotion commerciale. Une injonction de type Mareva a été prononcée contre elle suite à la fermeture de son bureau du Manitoba et le transfert de ses actifs de ce bureau à Montréal.
 
Un banc d'une Cour unanime, l'Honorable juge Estey est d'avis que le pourvoi doit être accueilli et l'injonction Mareva cassée. En effet, s'il reconnaît le pouvoir des tribunaux canadiens d'émettre de telles injonctions, il souligne que le transfert de biens d'une province à une autre ne rencontrera que très rarement les critères exigeants pour l'émission de telles injonctions puisque la possibilité d'exécuter le jugement dans l'autre province sera sauvegardée:
30. Comme condition préalable à l'obtention de l'ordonnance, le demandeur doit faire [TRADUCTION] "une preuve suffisante à première vue" (p. 522) et non simplement démontrer, comme il est dit dans certains arrêts du Royaume‑Uni, que [TRADUCTION] "sa cause paraît bonne", (Lord Denning dans l'arrêt Rasu, précité, et le vice‑chancelier Megarry dans l'arrêt Barclay‑Johnson v. Yuill, précité.) En résumé, la Cour d'appel de l'Ontario a reconnu l'arrêt Lister comme règle générale et l'injonction Mareva comme une [TRADUCTION] "exception limitée" à celle‑ci, cette injonction exceptionnelle ne pouvant être obtenue que s'il y a un risque réel que le défendeur sorte ses biens du ressort ou les dissipe [TRADUCTION] «pour parer un jugement éventuel...». 
[...] 
41. Toutes les considérations qui précèdent, bien qu'importantes pour comprendre le fonctionnement de ce genre d'injonction, laissent sans réponse la question fondamentale sous‑jacente: les principes dégagés par les tribunaux anglais restent‑ils intacts une fois transplantés de cet état unitaire dans l'état fédéral qu'est le Canada? La question, dans sa forme la plus simple, se pose dans les principes énoncés au cours des premières affaires Mareva où le préjudice qu'on voulait prévenir était le transfert, hors du "ressort", des biens de l'intimée en vue de faire échouer la réclamation d'un créancier. Les tribunaux d'instance inférieure n'ont constaté aucun méfait de ce genre en l'espèce. Il faut donc répondre à une première question, savoir, qu'entend‑on par "ressort" dans un contexte fédéral? Cela signifie tout au moins le ressort du tribunal manitobain. Mais le simple transfert de biens hors de la province du Manitoba suffit‑il? L'appelante est une compagnie à charte fédérale qui a le pouvoir de faire affaire partout au Canada. Ce faisant, elle fait circuler ses biens entre les provinces du Manitoba, du Québec et de l'Ontario. L'intimée ne soutient pas qu'il y a eu infraction à la loi. Aucune fin irrégulière n'a été mentionnée. Il s'agit simplement d'un conflit entre des droits: le droit des intimés de préserver leur situation aux termes de tout jugement qui pourrait être rendu ultérieurement et celui de l'appelante, comme personne morale, d'exercer sa capacité, indubitable en vertu de sa charte fédérale (et dont la constitutionnalité n'est pas contestée) de faire affaire partout au Canada. L'appelante ne cherche pas à sortir les biens en question du ressort national où son existence comme personne morale est assurée. Le bref de la cour manitobaine dure jusqu'au jugement et est fondé sur la signification de l'acte introductif d'instance à l'appelante au Manitoba, en Ontario en vertu de la législation provinciale en matière de réciprocité, et au Québec en raison des lois précitées de cette province. Aucune de ces considérations essentielles n'étaient présentes au Royaume‑Uni lorsque l'injonction Mareva a été conçue pour parer les déprédations de marins véreux opérant à partir de refuges lointains et habituellement à la limite du commerce légalement organisé. Dans le système fédéral canadien, l'appelante n'est ni étrangère ni même non‑résidente au sens ordinaire de ce terme. Elle peut "résider" partout au Canada et elle l'a fait au Manitoba. Elle peut être assujettie à l'exécution d'un jugement manitobain partout au Canada. Il n'y a eu aucun transfert clandestin de biens en vue d'échapper aux voies de droit des tribunaux manitobains. Il n'y a aucune preuve que cette entité à charte fédérale ait organisé ses affaires de façon à frauder ses créanciers manitobains. La terminologie et les éléments que sous‑tend l'injonction Mareva doivent être examinés en fonction du contexte fédéral. D'une certaine manière, le "ressort" s'étend jusqu'aux frontières nationales ou, en tout cas, au delà des frontières du Manitoba. Pour d'autres fins, il ne fait pas de doute que le ressort peut être limité à l'endroit où peut être exécuté le bref des tribunaux manitobains. Ces paramètres devront être dégagés au Canada comme l'a été le principe Mareva par les tribunaux du Royaume‑Uni. Le droit de notre pays, qui s'inspire de la théorie juridique en provenance du Royaume‑Uni mais que certaines provinces ont adoptée différemment, comprend depuis longtemps les ordonnances quia timet lorsque l'intérêt de la justice et la protection des voies de droit judiciaires l'exigent. L'injonction "Mareva" est un raffinement qui s'est révélé nécessaire pour adapter dans ce même droit le principe fondamental de l'arrêt Lister. Tout cela est aussi vrai au Canada qu'au Royaume‑Uni. Je conclus que les cours supérieures des provinces n'ont pas perdu cette compétence. En établissant les règles en vertu desquelles les cours supérieures pourront prononcer ces ordonnances interlocutoires dans notre pays, on ne doit pas appliquer in toto ou littéralement les dicta des décisions d'autres systèmes de droit même s'ils ont beaucoup en commun avec celui du Canada. La considération que soulève le présent pourvoi relativement à l'injonction Mareva, c'est le transfert légitime de biens effectué par un défendeur résident, dans le cours ordinaire de ses affaires, vers une autre partie du système fédéral. Cela en soi ne saurait déclencher un recours aussi exceptionnel, comme ce pourrait être le cas au Royaume‑Uni où le ressort du tribunal et les frontières du pays coïncident. Même alors, on verra dans l'arrêt Rasu Maritima, précité, que l'injonction interlocutoire n'a pas été prononcée par suite du transfert de biens hors du Royaume‑Uni, en partie parce que ces biens étaient transférés dans un autre pays du Marché commun où la loi reconnaissait le jugement d'avant dire droit et en fait l'exécution avant jugement. Ce raisonnement vaut d'autant plus si on l'introduit dans un régime fédéral. La cour d'Australie méridionale, comme nous l'avons vu dans l'arrêt Pivovaroff, précité, a refusé d'adopter les principes Mareva.
Référence : [2014] ABD Rétro 44

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