vendredi 3 octobre 2014

Le changement d'usage entraîne la perte des droits acquis, peu importe la durée de ce changement

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Il existe plusieurs façons pour une personne de perdre des droits acquis. La façon typique est le non usage du droit pendant une période donnée. Mais il est également possible de perdre des droits acquis lorsque l'on change l'usage des lieux, dans quel cas la durée de ce nouvel usage n'a pas vraiment d'importance comme le confirme la Cour d'appel dans Immeubles Desaubec (2002), s.e.n.c. c. Granby (Ville de) (2014 QCCA 1768).


Dans cette affaire, la Cour doit déterminer si le non usage pendant une période de temps est la seule façon de perdre des droits acquis ou si la conclusion du juge de première instance (l'Honorable juge Yves Tardif) à l'effet que le changement d'usage en soi - peu importe la durée - entraîne la perte des droits acquis.
 
Au nom d'un banc unanime, l'Honorable juge Marie St-Pierre, après une analyse exhaustive de la doctrine et la jurisprudence pertinente, en vient à la conclusion que le juge de première instance a eu raison de conclure que le changement d'usage emporte la perte des droits acquis:
[37]        Or, la doctrine et la jurisprudence ont toujours reconnu qu'un droit acquis pouvait se perdre, s'éteindre, de plus d'une façon. De tout temps, elles ont énoncé et appliqué une distinction entre la perte résultant d'une cessation d'usage et celle résultant d'un changement d'usage. 
[38]        Côté doctrine, je note que mon collègue Lorne Giroux, alors professeur et auteur en ces matières, décrit trois cas de perte de droits acquis dans son ouvrage Aspects juridiques du règlement de zonage au Québec publié en 1979. Le cas de perte par cessation d'usage est assorti d'une période de temps minimale, mais non celui qui résulte d'un changement d'usage. 
Paragraphe 3 : La perte des droits acquis  
Le seul fait qu'une utilisation quelconque d'un terrain ou d'un bâtiment y ait été exercée avant l'entrée en vigueur d'un règlement qui la prohibe ne confère pas une immunité absolue et sans conditions. Au contraire, il est bien reconnu que les droits acquis peuvent être perdus et cette perte de protection entraîne l'obligation de rendre l'affectation des lieux conforme aux normes alors en vigueur, à défaut de quoi l'usage dérogatoire jusque-là protégé devient illégal. Dans les prochains paragraphes, nous allons nous arrêter aux règles qui gouvernent les cas de perte des droits acquis.  
[…]  
b)   Perte des droits acquis par cessation d'usage  
La plupart des législations des provinces anglo-canadiennes contiennent des dispositions à l'effet que la protection accordée aux usages dérogatoires existant antérieurement à la réglementation de zonage se perd s'il y a cessation de cet usage. Certaines lois précisent quelle doit être la durée minimale de cette interruption d'usage pour que les droits acquis soient perdus. […]  
En droit québécois la même règle existe mais elle est une création de la jurisprudence. […]  
c)   Perte des droits acquis par changement d'usage  
Cette fois-ci, un usage est remplacé par un autre mais ce motif de perte des droits s'apparente au précédent en ce que le changement d'usage implique l'abandon de l'usage protégé. C'est encore la jurisprudence qui a reconnu l'application d'une telle règle en droit québécois.  
Tout le problème est cependant de savoir quel changement d'usage va faire perdre la protection des droits acquis. […]  
Au Québec, à l'exception du cas de destruction prévu à la Loi des cités et villes, les règles gouvernant la perte des droits acquis ont été élaborées par nos tribunaux et il est assez significatif de noter que la jurisprudence est protectrice des droits acquis quand il s'agit de perte par cessation d'usage mais plus sévère qu'ailleurs au Canada pour les cas de changement d'affectation. 
[Références omises.] 
[39]        Côté doctrine toujours, je remarque que l'auteur Jacques L'Heureux parle de la disparition du droit acquis en situation de remplacement d'utilisation : 
1355 – Changement d’usage.-Le droit acquis ne porte que sur la situation juridique existante au moment de l'entrée en vigueur de l'interdiction. En conséquence, le droit acquis à une utilisation ne peut porter que sur l'utilisation qui existait à ce moment. Il disparaît lorsque cette utilisation est remplacée par une autre utilisation. Il disparaît même lorsqu'il s'agit du changement d'une utilisation commerciale à une autre utilisation commerciale. 
[Soulignage ajouté, références omises.] 
[…] 
[43]        Alors que l'abandon, la cessation ou l'interruption résultent souvent d'une situation latente difficile à interpréter, tel n'est pas le cas du changement d'usage puisqu'il s'inscrit nécessairement dans l'action, de sorte qu'il n’existe alors aucune ambiguïté quant à l'intention. 
[44]        L'intimée a raison d'affirmer que la finalité de l'article 17 du règlement de Granby est d'énoncer clairement l'effet ou l'impact d'un changement d'usage, d'un remplacement d'usage dérogatoire par un usage conforme. Un tel changement emporte automatiquement, immédiatement et nécessairement la perte des droits acquis. Le changement ne peut se faire « à l'essai », il n'y a pas de possibilité de retour en arrière. 
[45]        Par son article 17, Granby ne cherche pas à faire cesser un usage dérogatoire : c'est la personne qui procède au changement d'usage qui décide de le faire. Granby fait preuve de transparence en prévenant cette personne du caractère irréversible de sa décision – elle lui dit qu'elle peut procéder au changement, mais que la perte des droits acquis en constitue l'un des effets, l'une des conditions.
Référence : [2014] ABD 395

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