Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
Comme avocat, il n'est jamais facile de conseiller ses clients sur ce qui constitue un délai raisonnable à accorder dans une mise en demeure. En effet, celui-ci dépend d'une multitude de circonstances avec lesquelles l'on est pas toujours familier au moment d'être consulté. C'est pourquoi je porte une attention particulière aux décisions rendues à propos de la question du délai raisonnable dans une mise en demeure et pourquoi j'attire votre attention sur la décision très intéressante rendue par la Cour d'appel la semaine dernière dans Corporation d'Urgences-santé de la région de Montréal métropolitain c. Novacentre Technologie ltée (2014 QCCA 1594). D'ailleurs, je reviendrai sur un autre aspect de cette décision cet après-midi.
Bien que les faits de l'affaire en question seraient relativement longs à exposer, pour nos fins il suffit de noter d'un contrat était intervenu entre les parties pour la livraison d'ambulances par l'Intimée à l'Appelante. Cette dernière, insatisfaite de la prestation de l'Intimée et d'avis qu'elle n'avait pas respecté ses obligations contractuelles, a résilié le contrat pour cause.
En première instance, la juge en est venue à la conclusion que la résiliation de l'entente par l'Appelante pour cause était incorrecte, entre autres raisons parce que le délai accordé par l'Appelante à l'Intimée pour corriger les défauts contractuels (7 jours) était déraisonnable. En effet, la juge exprimait l'avis qu'il était impossible pour l'Intimée de remédier aux défauts importants allégués dans un délai si court.
La Cour d'appel, dans une décision unanime rendue sous la plume de l'Honorable juge Yves-Marie Morissette, en vient à la conclusion que la juge de première instance s'est trompée à cet égard. Bien que le juge Morissette ne soit pas en désaccord avec le fait qu'un délai de sept (7) jours était insuffisant dans l'abstrait, il souligne qu'il faut regarder l'ensemble des circonstances pertinentes d'une affaire pour juger du délai accordé.
Or, la preuve révèle que l'Intimée avait été avertie à plusieurs reprises par l'Appelante des manquements allégués de sorte que le délai effectif dont l'Intimée a bénéficié n'était pas de sept (7) jours, mais bien de plusieurs mois:
[71] En l’espèce, la juge de première instance conclut au caractère abusif de la résiliation. Elle estime tout d’abord que l’avis était déficient parce qu’il accordait à l’intimée un délai irréaliste, soit 7 jours, pour remédier à un très grand nombre de non-conformités, soit « douze documents manquants, six documents non conformes, cinquante-cinq non-conformités au devis et onze non-conformités aux exigences du BNQ ». Elle souligne que remédier adéquatement à certaines des non-conformités aurait nécessité une nouvelle certification BNQ, ce qui évidemment aurait pris plus de 7 jours. Elle reproche ensuite à l’appelante le fait que l’avis était incomplet et que certaines des non-conformités étaient si mal décrites que, sans la collaboration de l’appelante, il était impossible de comprendre ce qui était véritablement reproché à l’intimée. Or, comme le souligne la juge, toute communication avait été rompue du côté de l’appelante. Enfin, elle blâme l’appelante pour avoir fait croire à l’intimée que le contrat se poursuivait normalement, alors que la décision de le résilier était arrêtée depuis le 17 mars 2006 et que l’appelante avait déjà élaboré une stratégie pour se libérer de ce contrat bien avant l’extinction du délai stipulé dans l’avis.
[72] Je suis d’avis pour ma part que l’appelante n’a pas manqué à son devoir de bonne foi lors de la résiliation et que le raisonnement de la juge de première instance sur les questions que je viens de circonscrire est erroné.
[73] En premier lieu, je crois important de rappeler que, pour évaluer la suffisance du délai accordé à l’intimée, on ne doit pas se limiter au texte de la lettre datée du 30 mars 2006. Conformément aux enseignements de la jurisprudence, l’ensemble des circonstances doit être pris en considération afin de déterminer le caractère raisonnable du délai accordé par le créancier. Lorsque la situation du débiteur est désespérée, et qu’accorder un délai plus long n’aurait rien changé, le juge peut décider qu’il n’y a pas lieu de sanctionner l’action subite du créancier, c’est-à-dire la soudaineté de la résiliation ou la brièveté du délai accordé; « l’exigence d’une mise en demeure ne doit pas constituer une démarche formaliste permettant au débiteur d’éviter les conséquences de son inexécution ».
[74] En l’occurrence, il faut d’abord souligner de façon appuyée que le contrat en litige concerne la fabrication d’ambulances, soit des véhicules comparativement complexes, qui doivent répondre à des exigences élevées en matière de technologie comme en matière de sécurité. Il ne s’agit pas de simples véhicules de livraison : il doivent être conçus et réalisés pour permettre le transport rapide de patients, ainsi que l’apport de soins à ces patients, de manière à la fois efficace et sécuritaire. Par conséquent, le volet conformité aux exigences contractuelles et aux règles de l’art revêt un caractère essentiel, ce qu’exprime bien l’article 2.2.4 du contrat (cité ci-dessus au paragraphe [61]), et ce que reflètent l’exigence de conformité aux normes du BNQ tout comme le fait que l’appelante avait retenu les services d’une firme externe pour surveiller tout au long de l’exécution du contrat la conformité et le contrôle de la qualité des ambulances fabriquées par l’intimée. L’intimée ne peut raisonnablement passer outre l’importance qu’accorde l’appelante à la conformité des véhicules et au contrôle de qualité de leur fabrication : il était de l’essence de ce contrat que ces diverses spécifications soient respectées à la lettre.
[...]
[77] Cela étant, le délai octroyé par l’appelante était-il trop court? Je ne le crois pas.[78] D’une part, l’intimée avait été mise en demeure plusieurs fois avant le 30 mars 2006. Dans une lettre datée du 21 novembre 2005, l’appelante, par l’intermédiaire de son procureur, met en demeure l’intimée de livrer le véhicule modèle le 5 décembre 2005 à défaut de quoi le contrat sera résilié :Malheureusement, votre réponse du 11 novembre tout comme la vôtre du 15 novembre que nous avons soumises à notre cliente, n’ont pas apaisé les inquiétudes de notre cliente quant à la capacité de Novacentre Technologie Ltée de respecter ses engagements contractuels.
Étant donné le temps écoulé et le fait qu’il ne reste que deux semaines d’ici la date de livraison promise du véhicule ambulancier modèle, notre cliente consent à reporter sa décision quant à la résiliation du contrat au vendredi 5 décembre 2005.
La décision de notre cliente de ne pas résilier immédiatement le contrat du 10 mai dernier est fondée uniquement sur la situation délicate dans laquelle elle se trouve en raison du manque de véhicules ambulanciers pour la période hivernale et en raison de ses engagements à l’égard de la population, engagement d’offrir des services préhospitaliers d’urgence dont le transport en ambulances et interétablissements.[79] Puis, dans une lettre datée du 23 février 2006, l’appelante, par l’intermédiaire de ses avocats, met de nouveau l’intimée en demeure de livrer un véhicule modèle conforme avant le 27 mars 2006, sinon le contrat sera automatiquement résilié en application de l’article 31 du contrat :Vous êtes en conséquence, conformément à l’article 31 du Contrat, mise en demeure de livrer à notre cliente d’ici le 27 mars 2006 à 17h00 le véhicule ambulancier modèle ayant obtenu la certification à la norme NQ1013-110 du BNQ et rencontrant par ailleurs toutes les exigences contractuelles prévues au Contrat, ses annexes, ainsi qu’aux documents d’appel d’offres et à la soumission déposée dans le cadre d’appels d’offres.
À défaut de notre cliente de recevoir avant le 27 mars 2006 à 17h00 le véhicule ambulancier modèle ainsi que tous les engagements prévus aux documents contractuels, le Contrat sera automatiquement résilié conformément à l’article 31.[80] Enfin, une dernière mise en demeure datée du 30 mars 2006 invoque la non-conformité du véhicule modèle livré comme cause de résiliation. À mon sens, avant même la fin de l’année 2005, l’intimée devait déjà comprendre de ses échanges épistolaires avec l’appelante que, si elle tenait à ce que le contrat se continue, il était critique qu’elle fournisse sans délai un véhicule modèle qui satisfasse entièrement l’appelante.
[81] Parallèlement à la question maintenant lancinante des délais de livraison, se posait celle de la conformité des véhicules aux exigences contractuelles et normatives. L’intimée a été informée à plusieurs reprises de l’importance de cette question et du fait que la non-conformité demeurait une cause suffisante de résiliation. C’est ainsi que, dans une lettre datée du 9 novembre 2005, l’appelante rappelle à l’intimée et en ces termes que les véhicules non conformes ne seront pas acceptés :Vous n’êtes pas sans savoir que si votre véhicule ambulancier modèle ne rencontre pas les normes et les exigences de notre cliente, exigences bien établies au devis accompagnant l’appel d’offres, notre cliente sera dans l’impossibilité d’accepter les cinq véhicules ambulanciers qui pourraient être disponible au cours du mois de décembre.[82] Le 6 février 2006, les avocats de l’appelante adressent à l’intimée une lettre qui l’informe de la teneur du rapport de la firme SGS dans le sillage de l’inspection de décembre 2005. Ce rapport fait état de plusieurs non-conformités, dont certaines sont suffisamment importantes pour entraîner le rejet des véhicules :Vous trouverez ci-joint copie du rapport qui nous a été remis le vendredi 3 février 2006 et qui fait état de non-conformités dont certaines suffisamment importantes pour que leur non-correction entraîne le rejet des véhicules ambulanciers lors de l’inspection finale qui suivra la production du véhicule ambulancier modèle.[83] Le rapport en question est joint à la lettre. On y apprend que plusieurs documents contractuels n’ont pas été soumis pour approbation. Le rapport décrit plusieurs non-conformités techniques, dont celles déjà énumérées plus haut au paragraphe [21]. Une réunion est tenue chez l’intimée le 15 février 2006 pour discuter de ces non-conformités. À la suite d’une deuxième inspection par SGS des véhicules en cours de fabrication, les 21 et 22 février 2006, on identifie encore plusieurs non-conformités, parmi lesquelles figurent la méthode et la qualité d’exécution des travaux de soudage des caisses et les déficiences du contrôle de qualité. Une conférence téléphonique à laquelle participent M. Doré et M. Vincent, les représentants de l’intimée, a lieu le 22 février 2006 pour discuter de ces non-conformités. Enfin, une autre inspection se tient le 8 mars et une fois de plus on constate diverses non-conformités, dont le positionnement fautif des avertisseurs sonores. L’expert de SGS, Benoît Hotte, indique dans son rapport de synthèse qu’en dépit du fait que l’appelante avait indiqué à l’intimée la présence de non-conformités observées par SGS, l’intimée n’y a pas donné suite et ces non-conformités demeurent.
[84] En somme, l’intimée a su bien avant le 30 mars 2006 que son véhicule modèle n’était pas conforme aux exigences contractuelles et que ces non-conformités étaient suffisantes pour justifier la résiliation du contrat par l’appelante. Elle a donc eu dans les faits beaucoup plus qu’un délai de 7 jours pour y remédier. C’est à force de ne pas remédier à ces déficiences qu’elle a fini par provoquer la résiliation.
Référence : [2014] ABD 351[85] Pour la juge, il aurait fallu accorder à l’intimée un délai plus long pour rectifier la situation. À mon sens, cette vision des choses ne résiste pas à l’analyse dans les circonstances particulières de l’espèce. Si l’on acceptait ce raisonnement, il s’ensuivrait que, plus un véhicule est non conforme, plus le délai accordé pour le rendre conforme doit être long, ce qui veut dire que la durée du délai accordé doit augmenter en fonction de la gravité ou de l’ampleur de la faute du fournisseur, proposition qui me semble tout à fait incompatible avec les règles de droit commun relatives à la résiliation. L’appelante n’avait pas l’obligation d’accorder un délai plus long dans un cas comme celui-ci. Le véhicule modèle devait être livré le 21 octobre 2005 mais il n’a été livré que le 30 mars 2006, alors même que sa finition demeurait de piètre qualité et que le produit « fini » ne respectait ni les exigences contractuelles ni les règles de l’art – c’est d’ailleurs la conclusion de la juge elle-même au paragraphe [223] de ses motifs :
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