samedi 2 août 2014

Par Expert: la preuve scientique ne lie jamais la Cour

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

La preuve d'expert est importante, parfois même cruciale, mais elle ne lie jamais la Cour. Ce principe est important, puisque le juge d'instance doit toujours demeurer celui qui rend la décision ultime, sans qu'il ne soit lié par quelque preuve d'expert que ce soit. C'est ce que rappelait l'Honorable juge Claude Tellier dans Brouillet c. Brouillet (2002 CanLII 5679).


Dans cette affaire, les Demandeurs intentent une action en responsabilité professionnelle contre le Défendeur, un dentist. Ils allèguent que le Défendeur a administré au Demandeur un anesthésique qui lui était contre-indiqué et qui lui a causé un choc anaphylactique.
 
Les deux parties soumettent une preuve par expertise, mais celle-ci n'est pas concluante. La Défenderesse fait valoir que les Demandeurs ayant le fardeau de la preuve, ils doivent subir les conséquences de l'impossibilité de faire une preuve scientifique précise:
[34]           En d'autres termes, la preuve médicale et scientifique ne nous renseigne pas beaucoup. L'acouphène et la surdité subite sont des conditions connues et décrites mais dont on ne sait pas grand-chose quant à l'étiologie et les mécanismes en cause. Les seules données sont des hypothèses qui apparaissent sérieuses mais qui n'ont pas encore été démontrées. 
[35]           Ceci nous amène à faire une observation. Dans une cause comme la présente, la preuve scientifique qui peut être soumise n'est pas déterminante et ne lie pas le juge. La preuve scientifique n'est qu'un élément parmi tant d'autres que le juge doit considérer parmi les autres éléments de la preuve. 
[36]           Les tribunaux ont à plusieurs reprises fait la distinction entre la preuve scientifique et la preuve juridique. La preuve scientifique recherche en quelque sorte une certaine connaissance à partir de statistiques applicables à un groupe témoin, que l'on cherche à généraliser et à appliquer à un très grand nombre de cas. À l'inverse, la preuve juridique recherche en se basant sur la preuve des faits un lien causal à partir de présomption ou de prépondérance dans un cas particulier. 
[37]           Sur la question, on peut lire avec intérêt les propos de monsieur le Juge Gonthier de la Cour suprême du Canada dans la cause de Nicole Laferrière c. Dr. Ray Lawson, (1991 CanLII 87 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 541, page 606): 
Les affaires où la preuve est mince ou apparemment peu concluante présentent la plus grande difficulté. Il vaut peut-être la peine de redire qu'un juge sera influencé par les avis d'experts scientifiques exprimés sous forme de probabilités statistiques ou d'échantillonnages, mais il n'est pas lié par ce genre de preuve. Les conclusions scientifiques ne sont pas identiques aux conclusions juridiques. Récemment, notre Cour a dit clairement dans l'arrêt Snell c. Farrell, 1990 CanLII 70 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 311, que «la causalité n'a pas à être déterminée avec une précision scientifique» (p. 328) et qu'«il n'est pas essentiel que les experts médicaux donnent un avis ferme à l'appui de la théorie de la causalité du demandeur» (p. 330). Notre Cour et la Cour d'appel du Québec ont fréquemment affirmé qu'il faut que la preuve du lien causal soit établie selon la prépondérance des probabilités compte tenu de toute la preuve soumise, c'est-à-dire la preuve factuelle, la preuve statistique et les faits dont le juge peut présumer l'existence.  
                                                 (soulignements du tribunal) 
[38]            Et plus loin, aux pages 608 et 609, il écrit: 
Pour résumer, je formule les brèves observations générales suivantes:  
Les règles de la responsabilité civile exigent la preuve de la faute, de la causalité et du préjudice.  
Les actes et les omissions peuvent constituer une faute et les deux sont soumis à la même analyse pour ce qui a trait à la causalité.  
La causalité en droit n'est pas identique à la causalité scientifique.  
La causalité en droit doit être établie selon la prépondérance des probabilités, compte tenu de toute la preuve, c'est-à-dire la preuve factuelle, la preuve statistique et les présomptions.  
Dans certains cas, lorsqu'une faute comporte un danger manifeste et que ce danger se réalise, il peut être raisonnable de présumer l'existence du lien de causalité, sous réserve d'une démonstration ou d'une indication contraire.  
Une preuve statistique peut être utile à titre indicatif, mais elle n'est pas déterminante. Plus précisément, lorsqu'une preuve statistique n'établit pas la causalité selon la prépondérance des probabilités, la causalité en droit peut quand même exister lorsque l'ensemble de la preuve étaye une telle conclusion.  
Même si la preuve statistique et la preuve factuelle ne justifient pas de conclure à l'existence de causalité, selon la prépondérance des probabilités, à l'égard d'un préjudice particulier (c'est-à-dire le décès ou la maladie), ces mêmes preuves peuvent justifier de conclure à l'existence de causalité à l'égard d'un préjudice moindre (par exemple, un léger abrègement de la vie, une augmentation des souffrances).  
Il faut analyser la preuve avec soin pour déterminer la nature exacte de la faute ou du manquement à un devoir et ses conséquences de même que la nature particulière du préjudice subi par la victime.  
Si après considération de ces facteurs, le juge n'est pas convaincu, d'après son évaluation de la prépondérance des probabilités, que la faute a causé un préjudice réel quelconque, il doit rejeter la demande d'indemnisation.  
(soulignements du tribunal) 
[39]            En résumé, le présent Tribunal ne saurait rejeter le présent recours pour le motif que le demandeur, ayant le fardeau de la preuve, n'a pas soumis au Tribunal une preuve scientifique qui permet de conclure à un lien de causalité entre le choc anaphylactique et les dommages réclamés.

Référence : [2014] ABD Expert 31

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