vendredi 20 juin 2014

Mon plaidoyer contre la défense partiellement abusive (et mon accord avec une décision récente sur la question)

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Le 3 mars dernier, en vous référant à l'affaire Sicard c. Dupont-Hébert (2014 QCCS 695), je discutais avec vous de la question de savoir si une défense - par ailleurs bien fondée en partie - pouvait quand même être abusive. Si je n'exclus pas complètement la possibilité qu'une défense puisse en partie être abusive dans certaines circonstances extrêmes, je pense que le raisonnement adopté par l'Honorable juge Marc-André Blanchard dans Héneault & Gosselin inc. c. Koula (2014 QCCS 2919) est particulièrement juste. L'on ne devrait pas s'arrêter aux arguments spécifiques de la défense, mais plutôt à la question de savoir si, dans son ensemble, celle-ci est abusive.
 

Dans cette affaire, les Demandeurs reconventionnelles réclament des dommages de la Défenderesse reconventionnelle (Demanderesse principale) en raison de travaux de soulèvement de leur propriété et construction d'une nouvelle fondation qu'ils allèguent avoir été mal effectués. Ils ajoutent que le comportement subséquent de la Défenderesse reconventionnelle - qui a refusé d'apporter les correctifs demandés - était également fautif.
 
Finalement, les Demandeurs reconventionnels réclament le remboursement de leurs honoraires extrajudiciaires, plaidant que la défense reconventionnelle est abusive.
 
Même si le juge Blanchard accueille en partie le recours des Demandeurs reconventionnels et qu'il en vient à la conclusion que la Défenderesse reconventionnelle a commis des fautes importantes, il n'est pas prêt à conclure à la défense abusive. En effet, si certains arguments présentés en défense se sont avérés manifestement mal fondés, on ne peut en dire autant de la défense dans son ensemble:
[108]     En effet, tout en reconnaissant la part de responsabilité de H.G., le Tribunal n'acquiesce pas pour autant à la totalité de la réclamation de Koula et Poirier.  Notons qu'à l'origine, la demande reconventionnelle conjointe du 6 juillet 2006 établit le coût des travaux de correction à 65 907 $.  On y réclame aussi 7 530,39 $ pour le coût de certains travaux, 19 800$ pour des revenus de location perdus et 25 000 $ pour des troubles et inconvénients et la perte de jouissance de l'immeuble ainsi que pour les frais légaux engagés, ce qui totalise 118 237,39 $. 
[...]    
[111]     On ne peut affirmer que H.G. a mis de mauvaise foi de l'avant, en défense à la demande reconventionnelle, des arguments qui sont tous sans mérite. 
[112]     Sans faire preuve de trop de sévérité, le Tribunal peut même dire que les positions respectives de Koula et Poirier participent à cette inflation procédurale.  Leur attaque tous azimuts a eu pour effet que H.G. n'a pas voulu admettre quoi que ce soit quant à sa responsabilité, de peur de voir une telle admission se transformer en loterie judiciaire vu le quantum des dommages-intérêts réclamés. 
[113]     Le Tribunal n'est pas insensible au fait que le processus judiciaire engendre quelquefois des situations cornéliennes, en l'occurrence la reconnaissance du sentiment que partagent Koula et Poirier de s'être fait avoir par H.G. d'une part, et le devoir d'arbitrer, en droit, le mérite de réclamations qui se révèlent démesurées, d'autre part. 
[114]     Ainsi, le Tribunal ne peut conclure au droit pour Koula et Poirier de recouvrer le montant des honoraires extrajudiciaires encourus auprès de leurs avocats puisque la preuve d'abus du processus judiciaire n'existe pas.
Commentaire

Je suis d'avis que le raisonnement du juge Blanchard est rigoureusement exact. Dans son essence - à moins de circonstances exceptionnelles - la défense abusive est celle qui n'aurait jamais dû existé, i.e. la contestation d'une reclamation alors que l'on aurait dû acquiescer sans réserve à celle-ci. L'idée qu'une défense partiellement bien fondée puisse être abusive me semble incompatible avec cette réalité.

Qui plus, si l'on se met à analyser l'abus argument par argument, on est pas sorti du bois comme le veut l'expression populaire. Pour ces raisons, je pense que la possibilité de parler de défense partiellement abusive ne devrait être réservé qu'aux circonstances exceptionnelles où un recours réuni plusieurs causes d'action complètement distinctes et que la contestation d'une ou plusieurs de ces réclamations est complètement insoutenable.

Référence : [2014] ABD 245

3 commentaires:

  1. Bonjour Karim,

    Je me questionne quant à la limite qui doit être tracée.

    Par exemple, dans Corriveau c. Canoe inc., 2010 QCCS 3396, la Cour a accepté de juger que la défense était abusive sur la question de la faute. Pourtant, il n'y a pas alors de question de cause d'action distincte donnant lieu à une possible irrecevabilité partielle.

    Dans d'autres contextes, il me semble que l'impossibilité de trouver un "abus partiel" mènerait à des situations paradoxales. En effet, on pourrait croire qu'un argument qui serait abusif lorsque plaidé seul dans le cadre d'une requête et se verrait sanctionné dans ces circonstances échapperait à toute sanction lorsqu'il aurait été plaidé parmi d'autres moyens de défense, au fond.

    De mon côté, je serais portée à croire que les questions qui se posent en matière de procédures abusives pourraient permettre de trouver qu'un argument en particulier n'aurait pas dû être plaidé. La sanction qui s'ensuivrait pourrait toutefois être fort léniente, voire inexistante : 1) Est-ce qu'une personne raisonnable aurait plaidé cet argument, ou non (dans le contexte de sa défense et des autres arguments qu'elle contient) [Viel et Royal Lepage]? Est-ce que le fait d'avoir plaidé ces arguments mal fondés, qu'une personne raisonnable n'aurait pas présentés, a causé un dommage à la partie adverse (si oui, lequel?) [1457 C.c.Q.]? La partie adverse a-t-elle mitigé ses dommages en limitant au strict minimum les énergies investies à s'opposer à un argument indéfendable, qui n'avait pas de chance raisonnable de succès [1479 C.c.Q.]?

    Dans la plupart des cas, ou arriverait donc au même résultat, mais par une voie différente.

    Petite réflexion, en ce vendredi p.m.!

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  2. Je comprends très bien ta réflexion Marie-Hélène et ce que tu proposes est certes logique, mais cette solution ne me semble pas souhaitable parce qu'elle mènera à des débats interminables sur la nature abusive d'un argument en particulier.

    Je ne pense pas non plus que cette approche soit conforme à l'intention du législateur, lui qui parle à l'article 54.1 C.p.c. d'une déclaration d'abus lorsque l' "acte de procédure est abusif" ou lorsque l' "acte de procédure" est manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire. Cela commande à mon avis à une évaluation de l'acte au complet.

    Je suis par ailleurs certain que la Cour d'appel viendra trancher la question assez rapidement et que nous serons fixé.

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  3. Il ne faut pas oublier que plaider l'abus peut en soi être abusif (L.Q. 2014, c. 1, art. 54). Ainsi, seuls les arguments particulièrement déraisonnables, voire "choquants"/"déplacés", qui pourraient raisonnablement être trouvés abusifs au terme des trois questions devraient être soumis au test que je propose. À défaut, il faudrait se garder d'entrer dans un "débat interminable", sous peine de se voir soi-même déclaré abusif.

    Je comprends ce que tu dis, Karim, mais je me demande seulement comment on peut concilier la jurisprudence antérieure qui condamne comme abusifs certains actes (le refus de faire une concession dans l'argumentaire, la réclamation de dommages exagérés, le refus de fournir un engagement parmi d'autres, le fait de présenter une requête plutôt que de s'adresser au juge du fond, le fait de soulever un point au mauvais moment dans l'instance, etc.) avec l'interdiction générale d'évaluer les moyens de défense. Tous ces cas d'abus antérieurement reconnus s'inscrivent dans un contexte plus large de la stratégie de l'instance et nécessitent une analyse globale de la conduite d'une partie, en vertu de 1457 C.c.Q. C'est comme cela que s'est toujours évalué l'abus depuis Viel : y a-t-il une conduite fautive ayant causé un préjudice au-delà du préjudice découlant normalement d'une instance judiciaire.

    Je ne propose certainement pas qu'une sanction soit accordée chaque fois qu'un argument échoue. Telle n'Est pas la définition de l'abus. Des fois, il peut y avoir des arguments "long shot", mais plaidables. Quand ils ne le sont pas et font déraisonnablement perdre le temps des parties, ils devraient pouvoir être sanctionnés.

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