jeudi 19 juin 2014

La Cour d'appel tranche: un tiers ne peut se prévaloir de l'article 2731 C.c.Q. pour demander la subsitution d'une sûreté, mais - dans certaines conditions - il peut le faire en vertu des articles 2, 20 et 46 C.p.c.

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous avons discuté dans le passé de la possibilité d'obtenir la substitution d'une sûreté en utilisant non pas le mécanisme de l'article 2731 C.c.Q., mais plutôt les articles 2, 20 et 46 C.p.c. Or, la Cour d'appel vient de rendre un jugement remarquable dans Coffrage Alliance ltée c. Groupe Aecon Québec ltée (2014 QCCA 1254) où elle tranche la question de savoir qui peut se prévaloir du droit conféré par l'article 2731 C.c.Q. et dans quelles circonstances on peut procéder par voie d'ordonnance de sauvegarde en vertu des articles 2, 20 et 46 C.p.c.
 

Pour nos fins, la trame factuelle de l'affaire importe peu. En effet, ce qui nous intéresse est la réponse de la Cour d'appel à deux questions importantes touchant à la substitution des sûretés.
 
D'abord, la Cour devait répondre à la question de savoir si - comme son libellé le suggère - l'usage de l'article 2731 C.c.Q. pour la substitution de sûretés est réservé au propriétaire de l'immeuble.
 
À cet égard, l'Honorable juge François Pelletier (au nom d'un banc unanime également composé des Honorables juges Dalphond et Hilton), confirme la décision de la juge de première instance à l'effet que l'article 2731 C.c.Q. n'est ouvert qu'au propriétaire de l'immeuble. Ce faisant, la Cour laisse une petite question en suspens - i.e. celle de savoir si, comme le suggère certaines décisions, l'ancien propriétaire peut user de l'article 2731 C.c.Q. - mais elle se prononce clairement sur l'impossibilité pour un tiers d'utiliser cet article:
[21]        Un certain courant jurisprudentiel à la Cour supérieure et à la Cour du Québec reconnaît à celui ayant déjà été propriétaire la qualité requise pour s’en réclamer, et ce, afin de faire clarifier le titre au profit de l’acquéreur de l’immeuble. 
[22]        Je rappelle d’entrée de jeu qu’Aecon n’a jamais possédé une pareille qualité. Je m’abstiens donc de commenter davantage ce courant jurisprudentiel, puisqu’il est en quelque sorte étranger au problème qu’il nous faut maintenant solutionner. Il s’agit en effet de décider si l’article 2731 C.c.Q. confère ici quelque droit à Aecon en sa seule qualité d’entrepreneure générale dans le contexte que j’ai résumé auparavant. 
[23]        La juge a estimé que non et, sans hésitation, je me range à son avis. 
[...]

[26]        En édictant l’article 2731 C.c.Q., le législateur a donc bonifié la situation du propriétaire de l’immeuble grevé, mais non pas celle de tiers susceptibles d’avoir un intérêt dans la substitution d’une hypothèque légale de la construction, laquelle jouit, on le sait, d’un statut avantageux advenant la liquidation de l’immeuble. 
[27]        À au moins deux reprises, des juges de notre cour ont exprimé l’opinion que le législateur avait réservé aux seuls propriétaires les droits découlant de l’article 2731 C.c.Q.

[...] 
[33]        En résumé, il n’y a pas de précédent jurisprudentiel solide élargissant la portée de l’article 2731 C.c.Q. au point de conférer quelque droit que ce soit à une personne n’ayant possédé que la seule qualité d’entrepreneur général. J’estime donc bien fondé l’argument soutenu par Coffrage.
Cette conclusion ne veut pas pour autant dire que le tiers intéressé est sans recours pour obtenir la substitution d'une sûreté. En effet, le juge Pelletier accepte que, dans une telle situation, le tiers peut avoir recours aux articles 2, 20 et 46 C.p.c. pour demander la substitution.
 
Il souligne cependant que le fardeau du tiers en vertu de ces articles sera différent de celui du propriétaire en vertu de l'article 2731 C.c.Q. et beaucoup plus onéreux:
[45]        Un an plus tard, tout en rejetant une demande de même nature en raison d’un contexte factuel différent, la Cour, cette fois unanime, précise que l’article 46 C.p.c. aurait permis à la Cour supérieure d’en faire autant. Le juge Vallerand, dans le style qui l’a caractérisé tout au long de sa carrière, écrit : 
Il suffit parfois d’entrebâiller une porte jusqu'alors verrouillée pour que sur le champ tout un chacun veuille l'ouvrir toute grande et s'y engouffrer.  
Nous voici donc de nouveau aux prises avec une requête afin que le maître d'oeuvre soit autorisé à substituer une lettre de garantie de banque au privilège qu'on a inscrit sur son immeuble. Ou plus précisément cette fois, avec un pourvoi contre un jugement de la Cour supérieure qui a refusé d'autoriser la démarche.  
[…]  
Notre Cour s'est récemment (COMMISSION DES CATHOLIQUES DE VERDUN, supra) autorisée de cette disposition pour, je l'ai déjà signalé, permettre la substitution d'une lettre de garantie bancaire à un privilège sur immeuble. Cela dans des circonstances exceptionnelles auxquelles je reviendrai. On s'est interrogé à savoir si toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties va jusqu'à sanctionner un remède qui, pour certains, serait contraire au droit substantif. Notre Cour me paraît, quoi qu'il en soit, avoir dit oui quant à la substitution de garanties et si cela vaut pour l'article 523 tel que rédigé, il en va, je pense, de même a fortiori pour l'article 46: toutes ordonnances qu'il appartiendra pour pourvoir au cas où la loi n'a pas prévu de remède spécifique.  
La Loi... n'a pas prévu de remède spécifique …en ce qui concerne le titulaire d'un privilège sur immeuble qui abuse manifestement de son droit et qui met ainsi sérieusement en péril celui de son débiteur.   
C’est là précisément ce dont il s'agissait dans COMMISSION DES CATHOLIQUES DE VERDUN où, pour m'en tenir à l'opinion de notre collègue Proulx, ...le jugement de la Cour supérieure (n'avait) pas reconnu aux intimées le droit d'enregistrer un privilège et où, en raison de circonstances particulières, la radiation du privilège s'imposait...afin d'éviter que son appel ne devienne illusoire. Le cas était exceptionnel; il ne s'agissait de rien de moins que de sauvegarder le droit de l'appelante de poursuivre utilement son pourvoi.  
Il n'y a ici rien de tel. Le privilège sur immeuble est, par la force des choses, gênant et l'appelante se retrouve fort gênée de voir ainsi grevé ce bien qu'elle voudrait aliéner. Elle reconnaît par ailleurs devoir ce qu'on lui réclame qu'elle entend compenser par des dommages non encore liquidés. Rien ne permet de croire à quelque abus de la part du créancier qui ne fait qu'exercer son droit et cela légitimement. Faire droit au pourvoi serait en quelque sorte affirmer qu'on peut faire radier le privilège sur immeuble dès qu'il est gênant, une proposition qui porte atteinte à l'essence même du privilège de même, à vrai dire, qu'à toute garantie et sûreté que sanctionne la loi.  
C'est ainsi que tout en reconnaissant à la Cour supérieure tout comme l'a fait notre Cour, le pouvoir de substituer une garantie de banque à un privilège sur immeuble et de radier celui-ci dans des circonstances exceptionnelles, j'en viens à la conclusion que rien en l'espèce ne constitue de pareilles circonstances. 
[46]        On le constate, l’ouverture est étroite parce que l’embarras que cause la présence d’une hypothèque légale de la construction ne peut servir de motifs à son remplacement par une sûreté moins gênante. Le législateur cautionne en effet cette garantie, l’ayant expressément mise à la disposition de sous-traitants comme Coffrage. Voilà pourquoi seules des circonstances particulières, comme l’inexistence de tout autre moyen pour la préservation des droits d’une partie ou le déni de justice, peuvent justifier le prononcé d’une ordonnance de sauvegarde qui vient contrecarrer le régime consacré par la loi. 
[47]        En promulguant l’article 2731 C.c.Q., le législateur est intervenu pour inverser en faveur des seuls propriétaires d’un immeuble grevé la règle selon laquelle il n’y a pas lieu, en principe, de faire droit à une demande de substitution.  
[48]        Cela dit, cette disposition n’est pas venue modifier l’enseignement qui se dégage des arrêts Commission des écoles catholiques de Verdun et Schokbéton Québec inc. À l’analyse de ces précédents, j’estime que la qualité de propriétaire n’est pas essentielle à l’obtention d’une ordonnance de sauvegarde visant à substituer une sûreté suffisante à une hypothèque légale de la construction. Mais encore faut-il que la partie requérante puisse invoquer à son soutien les circonstances exceptionnelles justifiant le recours à une pareille mesure, ce qui, à n’en pas douter, constitue un lourd fardeau.   
[49]        Je suis donc d’avis que la juge pouvait examiner la requête au regard des articles 2, 20 et 46 du Code de procédure civile, mais qu’elle s’est méprise quant aux critères régissant l’application de ces articles au cas à l’étude. Plutôt que de prendre en compte le simple intérêt financier d’Aecon pour lui reconnaître le droit de requérir l’ordonnance de sauvegarde dont il s’agit, il lui aurait fallu se demander si des circonstances exceptionnelles, tels un déni de justice flagrant ou l’inexistence de tout autre moyen pour la préservation de ses droits, justifiaient la mise de côté en sa faveur de la sûreté prévue par la loi au profit de Coffrage.
Référence : [2014] ABD 243

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