dimanche 22 juin 2014

Dimanches rétro: tout comme la preuve profane, la preuve d'expert doit être appréciée par le juge de première instance, lequel ne peut abdiquer son rôle aux experts

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Dans le nouveau Code de procédure civile, le législateur intervient pour limiter le nombre d'experts qui pourront témoigner pour une partie (nous en traiterons dans notre rubrique NéoPro de cet après-midi). Non seulement le fait-il parce qu'il espère réduire la durée des auditions et les coûts de la justice, mais également parce qu'il reconnaît qu'un procès ne devrait pas être une bataille décidée par le nombre d'experts produits par une partie versus une autre. C'est un enseignement que la Cour suprême avait déjà énoncé dans Shawinigan Engineering Co. v. Naud ([1929] SCR 341).
 

Les faits de l'affaire sont relativement simples.

L’Intimé était à l’emploi de l’Appelante comme journalier travaillant à la construction d’un barrage. En soirée, en allant boire, il glissa sur une pièce de bois, tomba d’une hauteur de cinq à six pieds sur le bord d’un mur en ciment et roula à la rivière.
 
Il tenta de se remettre à l’ouvrage le lendemain, mais il en fut incapable. Il intente donc un recours contre l'Appelante en vertu de la Loi sur les accidents de travail - laquelle permettait à l'époque un tel recours.
 
L'Intimé a eu gain de cause en partie en Cour supérieure. En effet, elle lui a accordé une indemnité pour incapacité temporaire absolue jusqu’à une date postérieure à l’institution de l’action. Mais la Cour a rejeté la réclamation de l’Intimé pour incapacité partielle permanente.
 
La majorité de la Cour du Banc du Roi a infirmé ce jugement et a reconnu le droit de l’Intimé à une rente dont elle a fixé le capital à $2,687.04, C’est de l'appel de ce jugement que la Cour est saisie.
 
La Cour suprême, dans un jugement unanime rendu sous la plume de l'Honorable juge Rinfret, confirme la décision de la Cour d'appel quoique pour des motifs différents. En effet, elle souligne que le juge de première instance a eu tort de donner raison à l'Appelante simplement parce qu'elle avait présenté une preuve d'expert plus élaborée et volumineuse.
 
Ce faisant, la Cour souligne que le rôle du juge est le même face à la preuve profane et la preuve d'expert: il doit juger de sa force probante et de sa qualité (et non pas de sa quantité):
Il faut reconnaître le grand embarras où les tribunaux se trouvent parfois placés par le manque d’accord entre les professionnels qui expriment des vues différentes en matière scientifique; et, comme il est arrivé en particulier dans l’espèce actuelle, en matière médicale, Mais—sauf peut-être le cas où la question leur a été référée en expertise (art. 391 et suiv. C.P.C.), sur lequel nous n’avons pas à nous prononcer ici—la loi ne fait aucune distinction entre les professionnels et les autres témoins. Leurs témoignages doivent être appréciés comme les autres, et le tribunal est tenu de les examiner et de les peser comme toute autre preuve faite dans la cause (The Tobin Manufacturing Company v. Lachance). Nous croyons donc respectueusement que le savant juge de première instance a fait erreur en posant comme “règle ordinaire d’appréciation de la preuve” que la théorie de la défense devait l’emporter parce qu’elle était défendue par un plus grand nombre de médecins. 
En outre, lorsque, comme ici, tout un ensemble de faits et de circonstances que ont précédé, accompagné ou suivi l’accident a été mis en preuve, il est essentiel que le juge leur accorde toute la considération nécessaire. Sans doute, il doit les envisager à la lumière de la preuve médicale; mais il ne saurait en abandonner exclusivement l’appréciation aux médecins, et c’est à lui qu’il incombe de les contrôler souverainement et de se prononcer en dernier ressort. Le jugement de la Cour Supérieure omet de nous donner cette appréciation personnelle. Il paraît s’en rapporter exclusivement à celle des médecins. Puis, comme les opinions de ceux-ci sont partagés et qu’il évite de choisir entre elles, le jugement arrive en définitive à un résultat négatif, parce qu’il ne comporte pas de décision sur les faits.
Référence : [2014] ABD Rétro 25

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