Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
Nous en avons déjà discuté à plusieurs reprises: la crainte que l'on ne puisse recouvrer sa créance sans saisie avant jugement n'est pas suffisante pour obtenir une telle saisie. C'est pourquoi j'avoue avoir été surpris de prendre connaissance de la décision récente rendue par la Cour supérieure dans l'affaire SNC Lavallin inc. c. Ben Aissa (2014 QCCS 1552).
Dans cette affaire, la Demanderesse a fait saisir avant jugement des actions qui appartiennent au Défendeur. Cette saisie est fondée sur les allégations voulant que (a) le Défendeur a obtenu des sommes d’argent sous de faux prétextes dans le cadre de son emploi pour la Demanderesse, (b) les actions saisies sont le seul actif du Défendeur qui reste au Québec et (c) le Défendeur, déjà détenu en prison à l’étranger, pourrait être accusé d’autres crimes au Canada.
Comme on peut le constater, la Demanderesse n'allègue pas (du moins de ce qui appert du jugement) d'actes posés par le Défendeur pour soustraire ses biens d'une condamnation éventuelle. L'on aurait donc pu croire que la saisie serait cassée.
C'est d'autant plus vrai que l'Honorable juge Marc St-Pierre pose correctement les principes juridiques applicables:
[4] CONSIDÉRANT toutefois la jurisprudence à l’effet qu’une réclamation même basée sur la fraude n’est pas suffisante pour justifier une saisie avant jugement si le créancier ne parvient pas à démontrer l’existence de manœuvres destinées à soustraire les biens aux recours normaux des créanciers;
[5] CONSIDÉRANT également la jurisprudence voulant que le départ d’un débiteur du Québec (une corporation) accompagné de l’aliénation du seul bien facilement saisissable sur place ne devrait pas justifier une saisie si l’aliénation a été faite de bonne foi par le débiteur, comme ce serait le cas en l’espèce, ce que le Tribunal doit présumer à la présente étape;
Nonobstant ces affirmations, le juge St-Pierre est d'avis que le contexte général de l'affaire est suffisant pour justifier la saisie en l'espèce, de sorte qu'il rejette la requête en cassation:
[6] CONSIDÉRANT néanmoins le contexte général voulant que le défendeur Ben Aissa soit emprisonné à l’étranger et les accusations multiples et graves portées contre lui ou à être éventuellement portées contre lui, ici ou à l’étranger;
[7] CONSIDÉRANT aussi l’absence d’information sur des actifs du défendeur Ben Aissa à l’étranger qui, s’il en est, pourraient ne pas être facilement retracés à moins de collaboration du défendeur Ben Aissa, laquelle ne peut être présumée;
[8] CONSIDÉRANT donc qu’en l’espèce le contexte général, i.e. le contentieux important entre les parties, la détention à l’étranger du débiteur, des accusations criminelles sérieuses présentes ou à venir contre lui et l’absence d’autres actifs au Québec, plus l’absence d’informations sur des actifs ailleurs dans le monde, paraît suffisant pour donner à croire à n’importe quel observateur objectif que le recouvrement de la créance de la demanderesse serait mis en péril sans la saisie pratiquée en l’instance permettant d’ailleurs de couvrir seulement une partie réduite de sa réclamation;
Commentaires:
Avec égards, cette décision me semble contraire aux principes jurisprudentiels pertinents. D'abord, il est bien établi que la maxime "qui a fraudé fraudera" ne peut justifier une saisie avant jugement (voir, par exemple, la décision de la Cour d'appel dans Tremblay c. Quincaillerie Chouinard inc., 1990 CanLII 3064). Ensuite, le fait que le Défendeur n'a presque plus d'actifs au Québec n'est pas non plus une considération déterminante (voir Elkin c. Hellier, 1990 CanLII 2988).
Comme l'indiquait récemment l'Honorable juge Marie-France Bich, la saisie avant jugement ne peut être maintenue par les tribunaux québécois que lorsqu'on a établi l'existence de manœuvres destinées à soustraire les biens du
débiteur à l'exécution normale par le créancier (Berrada c. Artimonde Commerce inc., 2013 QCCA 1175), ce qui n'était pas le cas ici.
Ainsi, respectueusement, je suis d'avis que la saisie aurait dû être cassée.
Si la barre est haute en la matière, c'est pour cause. Avant même que la Cour se soit prononcée sur le fond d'un litige, on prive une personne de la libre disposition de ses biens (faut-il rappeler que le droit de propriété et donc à la libre disposition de ses biens est protégé par la Charte québécoise?). Une telle intervention ne peut se justifier que dans des circonstances bien précises qui n'existaient pas ici selon moi.
Référence : [2014] ABD 155
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