vendredi 28 mars 2014

Les tribunaux administratifs sont compétents pour trancher des questions constitutionnelles et accorder une réparation adéquate

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Dans la mesure où il a proprement juridiction pour se saisir d'un litige, un tribunal administratif a également le pouvoir de se prononcer sur une question constitutionnelle et ordonner une réparation adéquate. C'est ce que rappelle la Cour d'appel dans la décision récente qu'elle a rendu dans l'affaire Association des cadres de la Société des casinos du Québec c. Société des casinos du Québec (2014 QCCA 603).


Dans cette affaire, l'Appelante se pourvoit contre un jugement qui accueille la requête en révision judiciaire de l’Intimée et déclare que la CRT ne possède ni la compétence sur l'objet du litige (l'accréditation de non-salariés) ni celle d’accorder la réparation recherchée par l'Appelante.

En 1995, le Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3939, avait déposé une demande visant l’accréditation des chefs de table de l’Intimée. Cette demande avait été rejetée par le commissaire du travail au motif que ces employés étaient des cadres hiérarchiques de l’Intimée et donc exclus de la définition de salarié énoncée au Code du travail. Cette décision a subséquemment été confirmée par le Tribunal du travail.
En novembre 2009, l'Appelante revient à la charge et dépose une nouvelle requête en accréditation pour les mêmes employés, demandant également cette fois que l'exclusion prévue à la loi pour les  cadres lui soit inopposable constitutionnellement, puisqu'elle porte directement atteinte à l'exercice de la liberté d'association.
L'Intimée demande, au stade interlocutoire, que cette demande soit déclarée irrecevable. Elle plaide que la question de la possibilité d'accréditer les employés visés a été décidée en 1995 et qu'il ne reste plus que la question constitutionnelle. Ainsi, c'est à la Cour supérieure qu'il faudrait que l'Appelante s'adresse par voie de jugement déclaratoire.
La CRT rejette cet argument, mais cette décision est renversée par la Cour supérieure en révision judiciaire.
La Cour d'appel, dans une décision unanime rendue sous la plume de l'Honorable juge Jacques Dufresne, vient renverser cette décision de la Cour supérieure et affirmé le pouvoir de la CRT de se prononcer sur la question constitutionnelle. La Cour rappelle à cet égard que, dès qu'un tribunal administratif a juridiction pour se saisir de la matière d'un litige - comme c'est sans conteste le cas de la CRT pour une demande d'accréditation - il a le pouvoir de se prononcer sur les moyens constitutionnels qui se soulèvent dans le cadre de ce litige:
[28] Le critère établi dans Mills, et maintes fois réitéré depuis par la Cour suprême, s’applique ici : 
[24] Dans l’arrêt Mills, notre Cour conclut qu’une réparation peut être accordée sous le régime du par. 24(1) de la Charte si le « tribunal » saisi est compétent à l’égard des parties, de l’objet du litige et de la réparation demandée. Depuis 1986, ce critère est toujours appliqué pour déterminer si une cour de justice ou un tribunal administratif assujetti à des dispositions législatives particulières est un tribunal compétent pour accorder certaines réparations suivant le par. 24(1). 
[29] La compétence de la CRT, en l'espèce, ne fait aucun doute et répond aux enseignements de la Cour suprême dans R. c. Conway. Au terme d'une analyse exhaustive de la question, cette cour, sous la plume de la juge Abella, confirme l'approche retenue, entre autres, dans les affaires Cuddy Chicks, Martin et Okwuobi, précitées, et, tant au regard de l’application de l’article 52 que de l’article 24 de la Loi constitutionnelle de 1982, elle conclut que :  
[...] 
[30] Dans Doré c. Barreau du Québec, la juge Abella, au nom d’une formation unanime, reconnaît une fois de plus l’avantage dont jouissent les tribunaux administratifs appelés à interpréter et appliquer la Charte canadienne : 
[30] […] Dans R. c. Conway, 2010 CSC 22 (CanLII), 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765, par. 78‑82, s’appuyant sur l’évolution de la jurisprudence, la Cour a conclu que les tribunaux administratifs dotés du pouvoir de trancher des questions de droit ont le pouvoir d’appliquer la Charte et d’accorder les réparations qu’autorise cette dernière dans les affaires dont ils sont régulièrement saisis.  
[…]  
[48] Cette cause, entre autres, a illustré que la Cour reconnaît de plus en plus la position privilégiée qu’occupent les tribunaux administratifs en matière d’application de la Charte à un ensemble particulier de faits dans le contexte de leur loi habilitante (voir Conway, par. 79‑80). Comme le juge Major l’a signalé dans les motifs dissidents qu’il a signés dans Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), 1996 CanLII 254 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 75, leur « fonction particulière de détermination des droits au cas par cas dans leur domaine de spécialisation placerait même plutôt les tribunaux administratifs en meilleure position » pour appliquer la Charte à une situation donnée (par. 64; voir aussi S.C.F.P., p. 235‑236). 
[31] Qu'en est-il de l'application en l’espèce de ces énoncés, qui sont applicables mutatis mutandis à la compétence de la CRT en rapport avec la Charte des droits et libertés de la personne du Québec? 
[32] La CRT est un tribunal administratif doté du pouvoir de trancher des questions de droit (art. 118 C.t.) et dont la compétence en matière constitutionnelle n'est pas clairement écartée par le législateur, tout au contraire. Par ailleurs, elle a été régulièrement saisie de la requête en accréditation de l'appelante, sujet sur lequel elle possède, en vertu du Code du travail, une compétence exclusive, et elle peut, à tous égards, statuer sur cette requête, y compris en la rejetant.  
[33] L’intimée et le mis en cause plaident que même si la CRT pouvait conclure à l’inconstitutionnalité, elle ne pourrait accorder la réparation recherchée (l’accréditation), car cela équivaudrait à accorder à l’appelante un régime de représentations collectives spécifique. Or, précisément, c'est à cette question que devra répondre la CRT, qui a pleine compétence pour ce faire, considérant en particulier les arrêts Cuddy Chickset Conway, précités.  
[34] Poussée à la limite, la position de l’intimée, partagée par le mis en cause, signifie que la CRT est compétente pour décider de questions d’ordre constitutionnel, sauf lorsqu’une demande d’accréditation lui est soumise. Pourtant, la reconnaissance d’une association de salariés relève de la compétence exclusive de la CRT en vertu du Code du travail
[35] Par ailleurs, le fait que l’argument fondé sur les chartes soit soulevé en tenant pour acquis que les employés visés par la requête en accréditation sont des cadres au sens de l’exclusion du sous-paragr. 1l) 1° C.t., par référence à une décision antérieure du commissaire du travail portant sur les mêmes fonctions, ne fait pas obstacle à la compétence de la CRT à trancher une telle question. Au contraire, la CRT est fort bien placée pour déterminer, en cas d’atteinte, si la démonstration de l’objectif de l’exclusion peut se justifier dans une société libre et démocratique (Charte canadienne des droits et libertés, art. 1).
Référence : [2014] ABD 125

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