mercredi 1 janvier 2014

Le plafond de l'affaire Andrews sur les dommages non pécuniaires ne s'applique qu'aux dommages découlant d'un préjudice corporel

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Le 23 décembre dernier, je discutais avec vous de l'affaire Cinar Corporation c. Robinson (2013 CSC 73) et plus particulièrement de l'impossibilité de condamner solidairement divers parties au paiement de dommages punitifs. Je vous promettais également de revenir sur cette affaire plus tard. Or, ce moment est venu puisque la décision de la Cour suprême contient des enseignements importants sur l'attribution des dommages non pécuniaires.
 

Vous connaissez certainement tous les faits de l'histoire. Les Intimés, d'avis que les Appelants ont violé leur droit d'auteur en copiant (ou en participant à la copie) des personnages et des idées leur appartenant, intentent un recours en dommages alléguant plusieurs fautes civiles, dont des violations de la Loi sur le droit d'auteur.
 
Les Intimés ont gain de cause en première instance et en appel (quoique la Cour d'appel réduit le quantum des dommages accordés) et l'affaire se retrouve devant la Cour suprême.
 
D'avis que l'Intimé Robinson avait subi un préjudice psychologique important en raison des agissements des Appelants, le juge de première instance lui avait octroyé la somme de 400 000$ en dommages non pécuniaires. La Cour d'appel est intervenue à cet égard afin de réduire le montant à 121 350 $.  Elle a expliqué que les symptômes physiques de choc et de dépression ressentis par l'Intimé Robinson étaient attribuables à un préjudice corporel.  Par conséquent, selon la Cour d’appel, le juge de première instance aurait dû appliquer le plafond fixé aux dommages‑intérêts non pécuniaires par la Cour dans la trilogie Andrews.
 
Dans l'affaire Andrews c. Grand Toy Alberta Limited ([1978] 2 R.C.S. 229), la Cour suprême avait fixé un plafond de 100 000$ pour les dommages non pécuniaires attribuables à un préjudice corporel. Ce plafond continue aujourd'hui d'être appliqué par les tribunaux canadiens (ajusté pour l'inflation depuis 1978). Or, ce plafond ne s'applique que pour les dommages non pécuniaires attribuables à un préjudice corporel et ne s'applique donc pas en matière de diffamation par exemple.
 
L'Honorable juge en chef McLachlin, au nom d'un banc unanime, en vient à la conclusion que la Cour d'appel s'est trompée en l'instance en utilisant le plafond de l'affaire Andrews. En effet, elle indique que le préjudice corporel est celui qui porte atteinte à l'intégrité physique de la victime, ce qui n'est pas le cas en l'espèce:
[98]                          Les appelants Cinar prétendent (i) qu’un plafond devrait être imposé à tous les dommages‑intérêts non pécuniaires, qu’ils découlent ou non d’un préjudice corporel et, subsidiairement (ii) que les dommages‑intérêts non pécuniaires en l’espèce résultent en fait d’un préjudice corporel. 
[99]                          En ce qui concerne le premier argument, je refuserais d’étendre l’application du plafond fixé dans Andrews au‑delà des dommages‑intérêts non pécuniaires découlant d’un préjudice corporel.  Dans Hill, la Cour a refusé d’appliquer le plafond aux dommages‑intérêts non pécuniaires découlant de la diffamation.  Elle a conclu que les considérations de principe propres aux affaires de préjudice corporel identifiées dans la trilogie Andrews — notamment l’augmentation outrancière, lourde de conséquences systémiques, des sommes accordées à titre de dommages‑intérêts non pécuniaires — n’avait pas été établi en droit de la diffamation.  De même, les appelants Cinar ne m’ont pas convaincue qu’il existe un risque imminent d’augmentation outrancière des sommes accordées à titre de dommages‑intérêts non pécuniaires dans les affaires de violation de droits d’auteur.   
[100]                      En ce qui concerne le deuxième argument, je ne suis pas d’accord pour dire que le préjudice non pécuniaire subi par M. Robinson découle d’un préjudice corporel au sens de l’art. 1607 CcQ.  En droit civil québécois, un préjudice ne peut être qualifié de préjudice corporel que si « la présence d’une atteinte à l’intégrité physique » est établie : Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269, par. 62.  Pour qualifier le préjudice, il importe de déterminer si l’acte qui a causé le préjudice était en soi une atteinte à l’intégrité physique de la victime, plutôt que de déterminer si l’acte a eu une incidence sur la santé physique de la victime : Gardner, p. 17.  À l’inverse, « l’atteinte à des droits dûment qualifiés de droits d’ordre moral n’est pas incluse dans cette catégorie d’actions » : Schreiber, par. 64.  
[101]                      La violation du droit d’auteur de M. Robinson n’était pas une atteinte à son intégrité physique.  Certes, elle lui a causé un grave choc qui a entraîné une détérioration de sa santé physique.  Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, les répercussions sur la santé physique de la victime ne suffisent pas à qualifier le préjudice de préjudice corporel en l’absence d’une atteinte à l’intégrité physique : voir par exemple Landry c. Audet, 2011 QCCA 535, [2011] R.J.Q. 570, par. 107, autorisation de pourvoi refusée, [2011] 3 R.C.S. v.  Avec égards, la Cour d’appel a perdu de vue cette distinction.  
[102]                      Il convient davantage de qualifier les souffrances psychologiques subies par M. Robinson de préjudice non pécuniaire découlant d’un préjudice matériel.  De fait, la violation du droit d’auteur constituait une violation des droits de propriété de M. Robinson.  C’est la violation initiale, plutôt que les conséquences de cette violation, qui sert de fondement pour décider du type de préjudice subi.  Comme l’affirme le professeur Gardner, « la spoliation de l’œuvre de Claude Robinson constitue pour lui un préjudice matériel avec des conséquences pécuniaires (les profits générés par son exploitation) et des conséquences non pécuniaires (le stress, les souffrances morales ou, dit autrement, le préjudice psychologique qui en résulte) » : « Revue de la jurisprudence 2011 en droit des obligations » (2012), 114 R. du N. 63, p. 70.  Rappelons que le plafond fixé dans Andrews est d’application limitée; il ne s’applique pas à des dommages‑intérêts non pécuniaires découlant d’un préjudice matériel.

Référence : [2014] ABD 2

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