dimanche 29 décembre 2013

Dimanches rétro: pour que l'article 3148(2) C.c.Q. donne compétence aux tribunaux québécois, la personne morale défenderesse doit avoir un établissement au Québec et l'activité en litige doit avoir lieu au Québec (mais il n'est pas nécessaire que cette activité soit celle de l'établissement québécois)

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

L'article 3148 (2) C.c.Q. prévoit que les tribunaux québécois sont compétents pour entendre une action personnelle a caractère patrimoniale si la partie défenderesse est une personne morale "qui n'est pas domiciliée au Québec mais y a un établissement et la contestation est relative à son activité au Québec". La question s'est longtemps posée de savoir si l'activité en question devait être une activité provenant de l'établissement québécois de la personne ou s'il est suffisant que la personne morale ait un établissement au Québec et que l'activité en question ait lieu au Québec (sans nécessairement provenir de l'établissement québécois). La Cour d'appel est venue répondre à cette question en 2009 dans Interinvest (Bermuda) Ltd. c. Herzog (2009 QCCA 1428).
 

Dans cette affaire, l'Appelante (Défenderesse en première instance) se pourvoit contre un jugement qui a rejeté l'exception déclinatoire par laquelle elle contestait la juridiction des tribunaux québécois. L'Appelante plaide que le juge de première instance s'est mal dirigé en droit dans l'application de l'article 3148 (2) C.c.Q.

L'Honorable juge Pierre J. Dalphond, qui rédige le jugement au nom d'un banc unanime, résume les faits pertinents comme suit:
[6] Bermuda se décrit comme un conseiller en placements. Son siège social est à Hamilton, Bermudes. Son conseil d'administration est composé de cinq personnes, dont Hans Black qui en est le président et qui détient 20% de son capital actions et président de son conseil (voir le prospectus de Hedge Hog and Conserve Fund Limited, p. 2). 
[7] Bermuda est affiliée à l'intimée Interinvest Counsulting Corporation of Canada Ltd., une personne morale ayant des bureaux à Montréal (en fait, il semble que le centre opérationnel du groupe Interinvest est à Montréal dans un immeuble appelé « Maison Interinvest »). Sur le papier à lettres de Bermuda, on peut lire les mots « affiliated offices in Montréal & Toronto, Canada Boston, USA Zurich, Switzerland ».  
[8] Hans Black est un homme d'affaires résidant et domicilié à Montréal. 
[9] La lecture des pièces produites au soutien de la réclamation, de même que la transcription de l’interrogatoire hors cour de Malcolm Thomas, le représentant de Bermuda qui a produit une déclaration assermentée au soutien de la requête en exception déclinatoire, confirme que la direction et le contrôle de Bermuda sont en réalité à Montréal.  
[10] En fait, c’est M. Black qui semble décider des placements à effectuer avec les sommes versées dans le compte bancaire de Bermuda aux Bermudes par des investisseurs situés dans le monde. C'est aussi lui qui semble prendre les décisions de rembourser ou non les investisseurs et qui a transigé en tout temps pertinent avec l’intimé Herzog. La preuve indique aussi que M. Herzog a communiqué toutes ses demandes à M. Black en lui écrivant à Montréal et que des documents ou réponses au nom de Bermuda et portant son adresse aux Bermudes ont été expédiés à partir de Montréal.  
[11] En somme, la direction de Bermuda est située à Montréal, endroit où sont reçus des messages à son intention, siège de décisions la concernant et à partir duquel est expédiées de la correspondance portant son nom et son adresse aux Bermudes.
En l'instance, la preuve établie donc que l'Appelante a un établissement au Québec et que le litige a trait aux activités de l'Appelante au Québec. Cependant, le litige n'a pas trait aux "activités de l'établissement québécois de l'Appelant au Québec". La question est donc celle de savoir si l'article 3148 (2) C.c.Q. donne compétence aux tribunaux québécois dans une telle situation.

Après avoir exposé les deux courant qui s'affrontaient sur la question, le juge Dalphond en vient à la conclusion que, pour donner compétence aux tribunaux québécois, l'Appelante doit avoir un établissement au Québec et l'activité en litige doit avoir eu lieu au Québec, mais il n'est pas nécessaire que l'activité en question soit celle de l'établissement québécois de celle-ci:
[29] Par contre, la seule existence d'un établissement au Québec n'est pas suffisante pour conférer juridiction aux tribunaux québécois sous 3148(2) C.c.Q.; cela reviendrait à l'ancien droit, où la présence de biens au Québec était suffisante (art. 68 C.p.c.). Il faut aussi que le litige soit relatif aux activités de la société au Québec. 
[30] Une controverse semble exister sur ce deuxième élément. Pour certains auteurs, le litige doit être relatif aux activités au Québec menées à partir de l'établissement s'y trouvant, alors que le professeur Glenn, infra, et la jurisprudence s’est montrée plus libérale. 
[31] Dans Rosdev Investments Inc. c. Allstate Insurance Company of Canada, J.E. 94-1891 (C.S.), la juge Marcelin semble être la première juge à analyser la deuxième exigence du paragr. 3148(2). Dans cette affaire, Allstate ne contestait pas posséder un établissement au Québec, mais soutenait que celui-ci ne servait qu'aux activités d'assurances alors que le litige était relatif à un prêt qu'elle devait faire à Rosdev, opération dirigée de son siège social à Toronto. La juge conclut que Allstate peut néanmoins être assignée au Québec puisque le litige relève d'activités de cette dernière au Québec. Pour elle, même si le litige n'est pas lié à l'établissement québécois, il demeure que Allstate poursuit des activités de financement au Québec; par conséquent, les deux éléments de 3148(3), interprétés en dissociation, sont satisfaits : 
Le Tribunal est d'avis que, en édictant un double critère à l'article 3148 C.c.Q., le législateur n'a pas voulu lier l'activité à l'établissement, mais a voulu lier l'activité à la cause de la contestation entre les parties.  
Dans le cas sous étude, même si la contestation entre les parties n'est pas liée à l'établissement québécois, il n'en demeure pas moins qu'Allstate y poursuit des activités de financement de l'entreprise et c'est cette activité qui est en cause. Les deux critères de l'article 3148 paragraphe 2 y sont respectés. 
[32] Cette interprétation a été critiquée au motif qu’elle accroît excessivement le champ d’application du paragr. 3148(2) C.c.Q. puisque l’activité liée à la contestation au litige ne concernait pas l’établissement de Allstate au Québec. 
[33] Jeffrey Talpis, précité, s'exprime ainsi à la p. 24 : 
Where an establishment in Quebec does exist and a dispute arises only partly out of the activities of that establishment, this should be sufficient to establish jurisdiction since art. 3148 para. 1(2) C.C.. does not require that the activities in question arise solely from the establishment in Quebec. It is not, however, proper grounds for jurisdiction over the foreign company under art. 3148 para. 1(2) if the dispute arises out of activities of the parent in Quebec, other than those of the establishment. A contrary result was obtained in Rosdev Investments Inc. v. Allstate Insurance Co. of Canada, but in my opinion, this interpretation attempts to authorize an expansion which is unwarranted. 
[34] Gérald Goldstein et Ethel Groffier, Droit international privé, t. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, aux pages 349 et 350, expriment aussi l'opinion que l’interprétation préconisée dans Rosdev est erronée. Conscients que le libellé de l'art. 3148(2) C.c.Q. permet une telle interprétation puisque « son » activité pourrait tout aussi bien se rattacher à l’établissement ou alors au défendeur lui-même, ils affirment néanmoins qu’une telle interprétation est contraire à l’intention qu’avait le législateur en édictant ce paragraphe. Ils sont d’avis que le but recherché par ce paragraphe est de se débarrasser de la présence d’un bien comme point de rattachement dans les causes personnelles à caractère patrimonial (qui se retrouve toutefois à l’article 68 C.p.c.). Accepter que les tribunaux québécois aient une compétence « fondée sur une dissociation entre l’activité du défendeur au Québec et la présence d’un établissement non lié à cette activité » revient, selon les auteurs, à une interprétation que le législateur a voulu écarter. 
[35] L'auteur Emmanuelli semble d'accord avec cette critique quand il écrit dans le passage cité précédemment : « les activités de la personne morale donnant lieu au litige doivent être liées à l’établissement dont elle dispose au Québec ». 
[36] Pour ma part, je suis d'avis qu'il faut retenir l'approche proposée par la juge Marcelin. Les deux critères doivent être satisfaits, mais il n'est pas requis que la décision relative à l'activité en litige ait été prise à l'établissement québécois; il suffit que l'activité en litige ait lieu au Québec et que le défendeur y ait un établissement.  
[37] C'est d'ailleurs la position que le professeur H. Patrick Glenn me semble enseigner dans « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires, textes réunis par le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec, Ste-Foy, P.U.L., 1993, p. 753, no 89 : 
L'article 3148, para. 2, établit un nouveau chef de compétence internationale qui est celui de l'exercice d'une activité au Québec d'une personne morale y ayant un établissement. Il faut cependant que la contestation soit relative à l'activité que la personne morale exerce au Québec. Si ce chef de compétence est nouveau, il n'est pas évident que la compétence des autorités du Québec en soit élargie. Auparavant, cette compétence a pu être fondée dans la plupart des cas sur la présence au Québec des biens d'une telle personne morale, et la compétence ainsi établie n'était pas limitée à l'activité de la personne morale au Québec. Le nouveau chef de compétence exige donc un lien plus substantiel entre la personne morale étrangère et le Québec pour fonder la compétence des autorités du Québec.  
[38] En cette période de mondialisation et de communication instantanée par électronique ou autrement, il est de plus en plus difficile d'identifier le lieu où une décision est prise. Si certains documents relatifs à un prêt octroyé à un emprunteur québécois sont remis à l'établissement montréalais d'une personne morale étrangère pour décision à New York, faudrait-il conclure que le prêt est relatif à une activité de l'établissement québécois ou à une activité du siège étranger?  
[39] De même, le fait qu'une institution financière ayant un ou plusieurs établissements au Québec centralise les décisions relatives à certaines de ses activités, comme les prêts commerciaux majeurs, à son siège social à Toronto, New York ou ailleurs ne change rien au fait qu'elle pratique cette activité de financement au Québec, province où elle a un ou plusieurs établissements. Les deux éléments de 3148(2) C.c.Q. sont alors satisfaits; si l'institution, poursuivie au Québec relativement à ce prêt, veut néanmoins procéder ailleurs (sans pouvoir invoquer une clause de for), il lui reviendra de convaincre le tribunal québécois de décliner compétence sous l'art. 3135 C.c.Q. (forum non conveniens). 
[40] Cette interprétation est certes plus libérale que celle proposée par les auteurs qui critiquent le jugement Rosdev, mais elle me semble plus concorder avec l'approche généreuse adoptée par les tribunaux quant aux autres dispositions de l'art. 3148 C.c.Q., notamment le paragr. 3148(3). Dans Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite, 2002 CSC 78 (CanLII), [2002] 4 R.C.S. 205, le juge LeBel, au nom de la Cour suprême, parle de « la large assise juridictionnelle prévue à l'art. 3148 » (paragr. 57-59). 
[41] En conclusion, une personne morale étrangère ayant un établissement au Québec peut y être poursuivie si le litige est relatif à son activité au Québec, même si les décisions relatives à cette activité n'ont pas été prises par l'établissement au Québec. Il y a alors présence des deux éléments requis pour créer un lien de rattachement suffisant avec le Québec au sens de 3148(2) C.c.Q., qui dépasse la simple présence de biens au Québec puisque le litige doit aussi découler d'activités au Québec, comme le soulignait le juge Lévesque dans Perez c. Bank of Nova Scotia, B.E. 2004BE-542 (C.S.), conf. par SOQUIJ AZ-04019613, 2004-05-07 (C.A.).
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/Kawd4h

Référence neutre: [2013] ABD Rétro 52
 

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