mercredi 21 août 2013

L'action en nullité en matière de droit public se prescrit par 10 ans

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

La question du délai de prescription applicable à l'action en nullité en matière de droit public suscite une certaine controverse. En effet, plusieurs auteurs sont d'avis qu'un tel recours est imprescriptible lorsqu'il s'agit d'une nullité absolue. Or, dans Thibault c. Fortin (2013 QCCS 3961), l'Honorable juge Étienne Parent, s'appuyant sur une décision récente de la Cour d'appel, en vient à la conclusion qu'un tel recours se prescrit effectivement, mais par 10 ans (et non 3).



Dans cette affaire, les Demandeurs allèguent que le Défendeur, par le truchement de sa conjointe, la Défenderesse, a acquis de la mise en cause un immeuble en contravention de l'article 304 de la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités. Les Demandeurs recherchent donc une déclaration d'inhabilité contre le Défendeur à exercer la fonction de membre du conseil de la Ville et  l'annulation du contrat de vente de l'immeuble.
 
Une des questions qui se pose dans le cadre de l'affaire est celle du délai de prescription qui est applicable en l'instance puisque les Demandeurs prennent leur recours cinq (5) ans après leur connaissance de la cause d'action.
 
Les Demandeurs plaident que la nullité absolue en droit public est imprescriptible, se fondant sur l'opinion de certains auteurs. Le juge Parent rejette cette prétention:
[46]        Les demandeurs soutiennent subsidiairement que le recours en nullité absolue est imprescriptible. Ils appuient leur prétention sur les ouvrages de doctrine du professeur Karim et de Me Julie McCann. 
[47]        Il importe de souligner le passage suivant de l'ouvrage du professeur Karim : 
Même si le principe général est à l'effet que toute action est prescriptible, nous ne pouvons nous joindre à l'opinion générale lorsqu'il s'agit de nullités absolues. 
[48]        À l'audience, le Tribunal a attiré l'attention des parties sur un arrêt récent de la Cour d'appel. 
[49]        Cet arrêt fait écho aux commentaires du professeur Karim et réitère que tout recours est assujetti aux règles de la prescription du Code civil  : 
[64] Tout recours est assujetti aux règles de la prescription du Code civil faute de disposition particulière. L’action en nullité de droit public n’échappe pas à cette règle de droit commun, tel que l'enseigne Pierre-Basile Mignault, Traité de droit civil canadien, t. 9, Montréal, Wilson & Lafleur, 1916. À la p. 472 et suivantes, il souligne que l'art. 2242 du Code civil du Bas-Canada est très large d’application vu « la généralité des termes de l’article » « [t]outes choses, droits et actions », et constitue la prescription de droit commun. Ceci demeure vrai sous le nouveau code civil qui énonce les règles de base du système juridique québécois dans tous ses aspects (voir le préambule du Code civil du Québec).  
[65] Devenu juge à la Cour suprême, P-B Mignault reprend cette thèse dans Côté c. Corporation County of Drummond, [1924] R.C.S. 186, tout en précisant que la Cour supérieure jouit néanmoins du pouvoir discrétionnaire de refuser d'intervenir en matière d'action en nullité de droit public puisqu'un tel recours fait appel à sa compétence inhérente de supervision et de contrôle des tribunaux inférieurs, de l'État et de ses démembrements, comme les établissements hospitaliers et les municipalités. Il écrit à la page 191 :  
Je me hâte d’ajouter, cependant, que si l’on ne peut dire qu’il y ait à l’égard de l’action en nullité à la Cour supérieure d’autre prescription proprement dite que celle du droit commun, trente ans, la Cour supérieure, exerçant une juridiction extraordinaire sous l’art. 50 C.P.C. [maintenant l’art.  33  C.p.c.], dont l’opportunité est laissée à sa discrétion, peut très bien refuser d’intervenir lorsqu’on a laissé s’écouler un long délai avant de demander la cassation d’un acte municipal.   
[soulignement ajouté]  
[66]        La jurisprudence est unanime à considérer que l’action en nullité de droit public se prescrivait par 30 ans sous l’article 2242 C.c.B.-C., et que ce délai a été réduit à 10 ans sous le Code civil du Québec. La doctrine abonde dans ce même sens.
Heureusement pour les Demandeurs, le juge Parent rejette également la prétention des Défendeurs à l'effet que le délai de prescription applicable est celui de trois (3) ans. En effet, se basant sur la même décision de la Cour d'appel, il est d'avis que le délai de prescription applicable est celui de dix (10) ans:
[50]        Par contre, dans cet arrêt, la Cour d'appel affirme qu'en matière de nullité de droit public, la prescription triennale de l'article 2925 C.c.Q., qui constitue une exception à la règle générale de la prescription décennale prévue à 2922 C.c.Q. ne s'applique pas : 
[69] Seule la prescription décennale est applicable à l'action en nullité de droit public puisqu'elle ne tend pas à faire valoir un droit personnel, comme le souligne ma collègue la juge Duval Hesler, alors à la Cour supérieure, dans Comité des citoyens de la Presqu’île-Lanaudière c. Québec (Procureur général), 2006 QCCS 4861 , qui résume très bien l'état actuel du droit : 
[43] […] L’action directe en nullité de l’acte administratif est assujettie à la prescription, autrefois trentenaire, maintenant décennale, applicable à toute action en justice basée sur autre chose qu’un droit personnel. Il pourrait toutefois arriver qu’un/e juge de la Cour supérieure, dans l’exercice de sa discrétion, refuse de l’accorder en présence d’un retard important, bien qu’inférieur à dix ans: 
"It may be that the remedy under [art. 33 C.C.P] is so special and extraordinary that the granting of it is a matter of sound judicial discretion and that in certain cases it should not be accorded where there has been great delay, though short of thirty [ten] years, in bringing action." (emphase ajoutée) 
[44] En matière de nullité absolue, à moins que n’ait couru la prescription décennale, on peut donc toujours recourir à l’action directe en nullité. Il s’agit de plus d’un recours qui est ouvert même en cas d’irrégularités dans la décision administrative, par opposition à une véritable absence ou un véritable excès de juridiction
[45] Le Tribunal s’en réfère à ce sujet à la décision de la Cour suprême du Canada dans [Immeuble] Port Louis c. Lafontaine (Village). Sous la plume du juge Gonthier, la Cour suprême trace l’évolution de l’action directe en nullité, devenue disponible avec le temps pour des vices se situant "en deçà de l’absence de compétence initiale", soit ce qu’il est convenu d’appeler l’ultra vires
"Il est ainsi devenu plus difficile de circonscrire la notion d’ultra vires. On retrouve dans la jurisprudence nombre de qualificatifs dont le sens n’est pas constant et varie avec le contexte de leur emploi tels nullité absolue ou relative, abus et excès de pouvoir ou pures et simples illégalités, informalités ou irrégularités.
[46] Le juge Gonthier, s’appuyant sur l’auteur Rousseau, d’ajouter que l’intérêt initial de ces distinctions résidait en grande partie dans le besoin de constater un excès de juridiction pour permettre l’exercice de "l’action en nullité dans toute l’étendue du délai de trente ans prévu par le droit commun". Rappelons que "le fait qu’une décision apparaît arbitraire, oppressive et abusive, peut porter les tribunaux à la considérer comme nulle ab initio
[47] Comme la requête introductive d’instance du Comité demandeur invoque à la fois la nullité du décret et de l’autorisation attaqués, l’abus et l’excès de pouvoir et des irrégularités et illégalités, elle ne saurait être assimilée à une simple requête en révision judiciaire à l’encontre d’une décision d’un tribunal administratif dans le cadre d’un litige déjà engagé entre les parties. C’est dans ce contexte que la jurisprudence a tout naturellement dégagé l’exigence d’un délai raisonnable équivalent à un délai d’appel pour instituer le recours en révision judiciaire. Cette notion de délai raisonnable, faut-il le répéter, est inapplicable en l’espèce et le recours en nullité du Comité demandeur ne saurait être taxé de tardif. 
[soulignement ajoute] notes omises
Au même effet, voir la juge Bédard de la Cour supérieure dans Sabourin c. Association des artistes de la rue Ste-Anne inc., [1999] J.Q. no 2629, au paragraphe 18. 
[70] En réalité, le recours de la liquidatrice, malgré sa rédaction imprécise, constitue une action en nullité des transferts au motif de leur illégalité avec comme conclusion accessoire, la restitution des montants reçus par la fondation (art. 1422 C.c.Q.). Il n'était donc pas prescrit lorsque intenté par la liquidatrice au nom de l'hôpital. 
[71] La conclusion que le recours de la liquidatrice ne tend pas à faire valoir un recours personnel au sens de l’article 2925 C.c.Q. est renforcée par le fait qu’il aurait pu être intenté aussi par la régie régionale, le ministre ou toute personne intéressée (art. 264 et 265 LSSSS).
[51]        Appliquant ces enseignements en l'espèce, le Tribunal estime que le recours des demandeurs, qui soulève l'application d'une règle d'ordre public de direction, est assujetti à la prescription décennale de sorte qu'au moment de l'introduction du recours, la prescription n'était pas acquise.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/13H0XCc

Référence neutre: [2013] ABD 333

Autre décision citée dans le présent billet:

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