lundi 5 août 2013

En matière d'Anton Piller, la Cour d'appel juge que la partie saisissante n'a pas nécessairement droit d'avoir accès à la preuve pour les fins d'une requête en cassation de l'ordonnance

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

L'ordonnance de type Anton Piller est un moyen exorbitant et très puissant pour une partie qui désire obtenir justice et qui allègue préjudice immédiat et irrémédiable. Ces ordonnances importées du droit anglais permettent, suite à une demande formulée ex parte, d'obtenir une ordonnance préliminaire par laquelle des biens sont saisis (habituellement des documents papiers et électroniques) et retirés de la possession de la partie saisie pour les confier à la garde d'un tiers indépendant. Il est de la nature de l'ordonnance Anton Piller que la partie saisie ne conserve pas même une copie de ce qui a été saisi. Or, dans IMS Health Canada inc. c. Th!nk Business Insight ltd. (2013 QCCA 1303), la Cour d'appel devait décider si la partie saisissante pouvait avoir accès aux biens saisis pour les fins de sa requête en cassation de l'ordonnance émise.
 

La question revêt une grande importance puisque l'ordonnance Anton Piller est obtenue ex parte, de sorte que la requête en cassation est la première opportunité pour les parties de mener un débat contradictoire.
 
Le juge de première instance, l'Honorable juge Paul Mayer, en est venu à la conclusion que les circonstances propres à l'affaire faisaient en sorte que l'Appelante ne devrait pas avoir accès aux biens saisis pour les fins du débat sur la cassation. C'est du pourvoi contre ce jugement que la Cour d'appel est saisie.
 
Au nom de la Cour, l'Honorable juge Clément Gascon décrit d'abord les caractéristiques de l'ordonnance Anton Piller et souligne qu'il s'agit essentiellement d'un type d'ordonnance de sauvegarde:
[37] Dans notre droit civil, l'ordonnance de type Anton Piller correspond à une ordonnance de sauvegarde. Dans l'arrêt Raymond Chabot, le juge Morin renvoie de fait aux articles 20 et 46 C.p.c. pour justifier la compétence de la Cour supérieure de la prononcer. Comme il le souligne, c'est une ordonnance qui participe à la fois de la saisie et de l'injonction. Il s'agit en réalité d'une ordonnance de fouille matérielle (et non personnelle) et de se laisser saisir. 
[38] Quoique, selon le juge Binnie, elle ressemble à une « perquisition privée », ce n'est pas un mandat de perquisition, car celui-ci émane normalement des autorités policières. Elle ne peut d'ailleurs se qualifier de« perquisition civile ou privée » en tant que telle puisque la partie qui en fait l'objet peut toujours refuser d'obtempérer, sujet bien évidemment aux conséquences découlant d'une désobéissance à un ordre d'un tribunal et aux sanctions de l'outrage. 
[39] L'ordonnance vise, au premier chef, à protéger des éléments de preuve et le droit de propriété d'une partie sur des biens ou documents qui, en définitive, lui appartiennent. De ce point de vue, elle vise la conservation d'une preuve qui, sans cela, pourrait disparaître. Elle n'est pas ni ne devrait devenir un moyen de communication de la preuve ou même de recherche d'une preuve. L'arrêt Celanese oppose d'ailleurs cette notion de conservation des éléments de preuve à la permission d'une utilisation trop précipitée de ceux-ci. 
[40] Il convient de rappeler ici que, à l'origine, cette ordonnance se présentait principalement en matière de violation de droits d'auteur. Dans de tels cas, la théorie voulant que le titulaire des droits de propriété intellectuelle est présumé propriétaire des biens contrefaits ou piratés donnait tout son sens à ce genre d'ordonnance. La saisie avant jugement codifiée aux articles 733 et s. C.p.c. reste inconnue dans la plupart des juridictions de common law
[41] Dans cette perspective de conservation, un objectif de l'ordonnance est de permettre que soit saisie une preuve chez un défendeur sans qu'il en soit préalablement informé, afin d'éviter qu'il ne la détruise, la cache ou la fasse disparaître. Une des caractéristiques de l'exercice réside ainsi dans la surprise. 
[...]  
[43] En somme, le risque de destruction ou de disparition d'une preuve est essentiel au prononcé d'une ordonnance visant à en assurer la conservation. 
[44] Cela dit, l'ordonnance reste une mesure exceptionnelle. Deux constats déterminants en font foi. D'une part, c'est l'un des rares cas où une partie peut obtenir ex parte une ordonnance d'un tribunal civil. D'autre part, malgré toutes les précautions qui l'entourent, elle demeure très intrusive. 
[45] Par conséquent, avant qu'un juge ne prononce cette ordonnance, il importe que l'affaire satisfasse aux trois conditions essentielles formulées dans l'arrêt Anton Piller :
There are three essential pre-conditions for the making of such an order, in my judgment. First, there must be an extremely strong prima facie case. Secondly, the damage, potential or actual, must be very serious for the plaintiff. Thirdly, there must be clear evidence that the defendants have in their possession incriminating documents or things, and that there is a real possibility that they may destroy such material before any application inter partes can be made.
Il en vient ensuite à la conclusion qu'il est erroné de prétendre que la partie saisissante pourra toujours avoir accès aux biens saisis pour les fins de la demande de cassation de l'ordonnance. Au contraire, l'objectif de la conservation de la preuve et le retrait des mains de la partie saisie étant atteints, il appartiendra à la discrétion du juge de déterminer si la partie saisissante doit avoir accès aux biens:
[60] Selon moi, contrairement à ce qu'elle soutient, dans l'état actuel du droit, il n'y a pas de droit d'accès immédiat et automatique à la preuve saisie à l'occasion de chaque débat sur une requête en annulation d'une ordonnance Anton Piller. 
[61] Je reconnais que, lors du débat sur la requête en annulation, le juge procède de novo à l'analyse de la justification de l'ordonnance prononcée. De ce fait, cela permet le dépôt d'une preuve, même postérieure à l'ordonnance rendue ex parte. Cependant, il ne va pas de soi que cela comprend nécessairement et en tout temps la preuve saisie. 
[62] Lorsque lue correctement, je considère que la jurisprudence pertinente indique plutôt qu'il s'agit chaque fois de l'exercice d'une discrétion du juge d'instance appelé à statuer sur la question. À mes yeux, cette discrétion est principalement tributaire des circonstances propres au dossier concerné, des motifs d'annulation invoqués et de l'intérêt de la justice. 
[63] Ici, quoique peu explicité par le premier juge, l'exercice de cette discrétion justifiait à mon avis de refuser à l'appelante l'accès à la preuve saisie pour le moment. Les motifs d'annulation des intimés s'attaquent justement à la légalité des paragraphes de l'ordonnance portant 1) sur l'accès à la preuve saisie et 2) sur la description des biens et documents visés. Dans ce contexte, j'estime l'appelante mal venue d'invoquer leur libellé pour justifier son droit d'accès ou la pertinence alléguée de la preuve à laquelle elle prétend. Je rappelle qu'elle ne connaît toujours pas la teneur exacte de ce dont elle s'est accaparée.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/17tJwAO

Référence neutre: [2013] ABD 309
 

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