dimanche 4 août 2013

Dimanches rétro: la force majeure contractuelle doit s'analyser selon une norme objective

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Lorsqu'on discute de la force majeure, il faut bien prendre soin de distinguer celle qui est prévue par les parties de manière contractuelle. En effet, rien n'exclut la possibilité pour des parties contractuelles de convenir d'une définition de la force majeure qui est beaucoup plus large que celle prévue par la loi. Cependant, comme le soulignait la Cour suprême du Canada dans Atlantic Paper Stock Ltd. c. St. Anne-Nackawic Pulp and Paper Co. ([1976] 1 R.C.S. 580), la survenance d'un tel évènement de force majeure doit s'analyser selon une norme objective et non subjective. 

Les faits de l'affaire sont relativement simples. L'Intimée, à titre de propriétaire et d’exploitant d’une usine de pâte et papier, s’est engagée à acheter exclusivement des Appelantes tout le papier de rebut dont elle pourrait avoir besoin comme fibre secondaire. Le contrat entre les parties prévoyait un achat minimum de 10,000 tonnes de papier de rebut par année pour une période de dix ans sauf «en cas de force majeure, un méfait des ennemis de la Reine ou des ennemis publics, la guerre, l’autorité d’une loi, l’agitation ouvrière ou une grève, la destruction ou l’endommagement de l’équipement de production, ou l’absence de marchés pour la pâte à papier ou le carton cannelure».
 
Quatorze mois plus tard, l'Intimée a avisé les Appelantes qu’elle ne voulait plus de fibre secondaire et ces dernières ont intenté une action en dommages-intérêts. L'Intimée s'est défendue en plaidant la force majeure, alléguant l'absence de marchés pour la pâte à papier ou le carton cannelure.
 
La question qui se pose est celle de savoir si l'application de la clause nécessite une absence objective de marchés (i.e. qu'il n'existe pas de marchés pour qui que ce soit) ou une telle absence subjective (i.e. qu'il n'existe pas de marchés raisonnablement accessibles pour l'Intimée).
 
Au nom d'un banc unanime, l'Honorable juge Dickson retient la première solution. Il souligne à cet égard que la force majeure, même contractuelle, doit être un évènement  inattendu et humainement imprévisible et incontrôlable, ce qui implique nécessaire qu'il ne peut résulter d'une décision prise par une des parties. L'Intimée n'ayant pas accès aux marchés pour la pâte à papier en raison de sa décision de ne pas investir dans le domaine alors que rien ne l'empêchait de le faire ne peut être qualifié de force majeure:
C’est dans une clause de force majeure que l’on trouve les mots «absence de marchés». Une telle clause dispense généralement une partie de l’exécution de ses obligations contractuelles lorsque survient un événement, parfois surnaturel, sur lequel les parties n’ont aucun contrôle et qui rend l’exécution du contrat impossible. Cet événement doit être inattendu et humainement imprévisible et incontrôlable. Est-ce que l’absence de marchés invoquée par St. Anne résultait d’un événement survenu après le 10 avril 1970? Le changement était-il si radical qu’il attaquait la racine même du contrat? La compagnie aurait-elle pu, en faisant preuve d’un discernement raisonnable, trouver les marchés nécessaires à son commerce? La clause 2(a) prévoit les obstacles suivants: la force majeure, un méfait des ennemis de la Reine ou des ennemis publics, la guerre, l’autorité d’une loi, l’agitation ouvrière ou une grève, la destruction ou l’endommagement de l’équipemnt de production. En lisant la clause ejusdem generis, il me semble que l’«absence de marchés» comme stipulation d’exonération doit être restreinte à un événement sur lequel l’intimée n’exerce aucun contrôle. 
C’est l’absence d’un plan efficace de commercialisation du carton cannelure qui a surtout causé l’échec de St. Anne dans la production de ce produit. Les prévisions de commercialisation effectuées en 1967 avaient identifié les États-unis comme un important débouché. On espérait et croyait que les États-Unis appliqueraient au carton cannelure le tarif douanier imposé sur le carton paille depuis 1920. Cet espoir ne s’est pas matérialisé. Ce fait, auquel s’est ajoutée une appréciation plus réaliste des tarifs de transport des marchandises, a forcé l’abandon du marché américain à la fin de 1969 ou au début de 1970. Cette décision fut prise avant la signature du contrat avec Atlantic et Elliott Krever. N’ayant pas pu concrétiser ses plans de vente aux États-Unis, St. Anne s’est alors tournée du côté canadien, un marché qui, jusque là, l’avait peu intéressée. Les événements ultérieurs ont démontré que l’on avait grandement surestimé l’aptitude de St. Anne à percer sur le marché canadien à cause, semble-t-il, d’une mauvaise appréciation de l’intégration du marché canadien où des compagnies mères fabriquent du carton cannelure pour le vendre à leurs filiales fabricantes de carton. Les machines de Consolidated Bathurst Pulp & Paper Ltd., par exemple, fonctionnent à plein rendement depuis plusieurs années et cette compagnie a toujours été en mesure de commercialiser sa production de carton cannelure au Canada et à l’extérieur, mais ses «débouchés assurés» comptent pour 40,000 des 60,000 tonnes vendues au Canada par la compagnie. Le degré d’intégration des industries du papier et de l’emballage au Canada et les difficultés qu’une telle situation représente pour un concurrent auraient dû être bien connus en 1970 et même avant. St. Anne a également étudié et tâté le marché européen, plus particulièrement celui du Royaume-Uni et de la République fédérale allemande. L’industrie de l’emballage européenne s’est développée très rapidement vers la fin des années 1960 et a atteint son sommet en 1969; après cette date, elle a diminué ses importations de carton cannelure mi-chimique, partiellement à cause d’un nouveau procédé et de la construction d’usines qui ont permis de produire un type de carton cannelure appelé carton cannelure simili dont la fabrication requiert uniquement de la fibre secondaire sans pâte brute. Le marché européen était également de plus en plus ouvert au carton cannelure Scandinave fabriqué à partir de fibres primaires de très haute qualité tirées du bouleau. Cependant, ces facteurs concurrentiels et technologiques ne sont pas soudainement apparus au cours de la période d’avril 1970 à juin 1971 et leur impact fut faible. Sur le marché ouest allemand, l’impact s’est traduit par une baisse annuelle de huit à dix pour cent des importations.  
[...] 
La différence entre la conclusion du juge de première instance et celle de la Division d’appel repose essentiellement sur la question de savoir si les mots «absence de marchés» signifient absence de marchés économiques pour St. Anne. Le juge Barry s’est fondé sur ce que l’on pourrait appeler un critère objectif et la Division d’appel sur un critère subjectif. Cette dernière a opiné que les mots «absence de marchés» connotent nécessairement un marché avantageux et profitable pour St. Anne. Selon le juge Barry, les termes de la clause ne comportent aucune connotation de ce genre. La décision de la Division d’appel aurait pour effet de libérer St. Anne de toute obligation contractuelle si elle ne parvenait pas à faire un profit. Je doute que des hommes raisonnables auraient pu conclure une telle entente. Je suis d’avis que permettre à St. Anne d’invoquer ses coûts de production sans cesse croissants pour se soustraire à toute responsabilité contractuelle, va à l’encontre des termes clairs «absence de marchés pour la pâte à papier ou le carton cannelure» considérés dans le contexte de la clause.  
[...] 
Je ne crois pas que St. Anne puisse invoquer une situation dont elle est elle-même à l’origine. Un examen objectif de la preuve révèle une mauvaise conception du projet de St. Anne pour la fabrication du carton cannelure. La cause de ses problèmes n’est pas l’absence de marchés pour ce produit mais plutôt (i) l’absence d’un plan efficace de commercialisation comme je l’ai mentionné, St. Anne ayant dépensé $16,000,000 pour fabriquer un produit sans avoir trouvé de débouchés, et (ii) les coûts excessifs d’exploitation, auxquels s’ajoutent deux autres facteurs a) l’absence de débouchés assurés, et b) le fait de ne pas fabriquer de carton doublure; les clients ont autant besoin de carton doublure que de carton cannelure, de sorte qu’ils s’adressent aux fabricants en mesure d’offrir les deux. L’échec du projet conçu à partir d’espoirs éphémères au lieu des dures réalités du marché est imputable à St. Anne et non à des changements dans le marché du carton cannelure entre le 10 avril 1970 et le 9 juin 1971.
 
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/19lilz8

Référence neutre: [2013] ABD Rétro 31
 

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