Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
[NDLR: ce billet a été modifié substantiellement le matin du 19 juin 2013] Nous attirons parfois votre attention sur des jugements dits récapitulatifs qui résument bien l'état du droit sur une question et qui valent donc la peine d'être retenus. Je pensais avoir fait exactement cela en attirant votre attention sur l'affaire Luu c. Développement Universel DU inc. (2013 QCCS 2653) où l'Honorable juge Louis J. Gouin fait état des étapes de l'outrage au tribunal et des différents fardeau à chacune d'entre elles. Malheureusement, j'ai constaté après avoir publié le billet que cette affaire ne reflétait pas bien l'état de la jurisprudence récente de la Cour d'appel. C'est un lecteur aux réflexes juridiques particulièrement bien aiguisés qui a attiré mon attention sur cette erreur, ce pour quoi je le remercie sincèrement. Vous trouverez donc ci-dessous une version corrigée du billet.
Les faits de l'affaire sont relativement simples.
La Demanderesse a institué des procédures en reddition de compte et pour une ordonnance de sauvegarde contre la Défenderesse dans cette affaire. Le 14 février 2013, les parties au litige ont convenu de consentement à une ordonnance intérimaire qui prévoyait que la Défenderesse fournirait une reddition de compte complète à la Demanderesse, ainsi que copie des pièces justificatives. Cette ordonnance a été entérinée par la Cour supérieure.
Alléguant que la Défenderesse a sciemment fait défaut de satisfaire à ses obligations en vertu de l'ordonnance, la Demanderesse demande à la Cour de prononcer une condamnation en outrage au tribunal. Plus spécifiquement, elle allègue que la Défenderesse, contrairement à ses obligations, n'a pas avoir encore détaillé et fourni plusieurs des pièces justificatives à l’appui des montants payables.
C'est dans ce contexte que le juge Gouin fait état des étapes de l'outrage au tribunal et le fardeau qui pèse à chacune de ces étapes:
[11] À cette fin, dans l’affaire Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général), la Cour d’appel rappelle les trois étapes du mécanisme de mise en œuvre de la preuve en matière d’outrage, eu égard à sa nature quasi pénale, et ce, telles qu’elles sont résumées dans l’affaire Roques c. Sans:
«1ère ÉTAPE: le requérant en outrage doit démontrer hors de tout doute raisonnable que l'intimé n'a pas satisfait à l'ordonnance contenue au jugement (actus reus);
2e ÉTAPE: une fois cette preuve faite, le fardeau de la preuve est renversé et il incombe alors à l'intimé d'expliquer pourquoi il ne s'est pas soumis au jugement. Ce fardeau se limite à la présentation des motifs;
3e ÉTAPE: cette démonstration faite, le fardeau revient sur les épaules du requérant d'établir hors de tout doute raisonnable la fausseté des motifs invoqués et de convaincre le tribunal que c'est de propos volontaire, délibéré et sans aucune excuse légitime que l'intimé n'a pas satisfait au jugement (mens rea).»
[12] Par ailleurs, dans la mesure où il y a lieu de se rendre aux 2ième et 3ième étapes, voici ce que le Cour d’appel précise quant à la 3ième étape :
[13] Cette troisième étape est cruciale. Le requérant en outrage doit démontrer hors de tout doute raisonnable la fausseté des motifs invoqués et donc l'existence d'une mens rea, soit une intention délibérée de contrevenir à l'ordre, soit résultant d'une insouciance grossière. Dans Daigle c. St-Gabriel de Brandon (Co. municipale de la paroisse de), M. le juge Chevalier de notre Cour s'exprime ainsi :
Dans le contexte particulier de l'article 50 C.P., la mens rea qui constitue un élément essentiel du comportement de l'intimé peut se manifester de deux façons: ou bien l'attitude du débiteur de l'obligation reconnue par le jugement démontre une intention évidente de ne pas l'exécuter; ou bien il y a donné suite d'une façon qui, en plus d'être insatisfaisante, révèle de sa part une insouciance grossière à en respecter, sinon la lettre, du moins l'esprit dans lequel elle lui a été imposée.
Or, il semble que les parties n'ont pas attiré l'attention du juge Gouin à la jurisprudence récente de la Cour d'appel en la matière, particulièrement à l'égard de la deuxième étape (je ne fais évidemment pas reproche à qui que ce soit, ayant moi-même manqué cette jurisprudence comme en fait foi mon introduction).
En effet, dans la récente décision rendue par la Cour d'appel dans Javanmardi c. Collège des médecins du Québec (2013 QCCA 306), l'Honorable juge Pierre J. Dalphond fait une excellente synthèse des décisions récentes de la Cour en matière d'outrage et indique quel est le déroulement d'une telle audition. Il souligne à cet égard que c'est seulement après que le poursuivant en outrage a complété sa preuve que la partie intimée doit s'expliquer (si elle décide de le faire bien sûr):
[23] Même si assujettie au Code de procédure civile, la procédure en outrage au tribunal est désormais considérée de nature quasi pénale puisque l'emprisonnement est une conséquence possible : Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques inc., [1992] 2 R.C.S. 1065, 1078. Il s’ensuit que la conduite de l'instruction diffère sous plusieurs aspects de celle habituelle en matière civile et que les formalités prescrites doivent être respectés strictement (strictissimi juris).
[24] Dans deux arrêts récents, notre Cour a revu les règles applicables à la délivrance des ordonnances spéciales de comparaître et aux poursuites en outrage : Centre commercial Les Rivières ltée c. Jean Bleu inc., 2012 QCCA 1663 et Droit de la famille — 122875, 2012 QCCA 1855 .
[25] Dans le premier, la Cour rappelle que l’outrage est un remède exceptionnel. En l'espèce, nous sommes en présence d'une injonction émise dans un contexte exceptionnel, conformément à l'art. 191 C.prof., et dont on allègue ensuite de multiples violations. L'assignation pour outrage est alors le seul remède possible.
[26] Dans le deuxième, après avoir décrit les procédures particulières préalables au procès pour outrage, j’écris au nom de la Cour :
[28] Lors du procès, il revient à la partie poursuivante d'établir, hors de tout doute raisonnable, tant l’actus reus que la mens rea, et ce, sans pouvoir contraindre la personne citée (art. 53.1 C.p.c., codifiant l'arrêt Vidéotron, supra). Ce fardeau de preuve, différent de celui habituel en matière civile (prépondérance : art. 2804 C.c.Q.), doit être satisfait pleinement avant que la partie accusée n'ait à décider de témoigner.
[29] Durant ce procès, la pratique de ne statuer sur les objections prises sous réserve qu'à l'occasion du jugement au fond ne peut être suivie s'agissant d'une matière quasi pénale : voir les commentaires de mon collègue le juge Hilton dans Droit de la famille – 12599, 2012 QCCA 520 , paragr. 36-49.
[30] Sur les éléments à prouver hors de tout doute raisonnable, je fais mien l'extrait suivant des motifs du juge Saunders pour la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans l'arrêt Godin v. Godin, 2012 NSCA 54, 317 N.S.R. (2d) 204, paragr. 47 :
7. in a case of civil contempt the following elements must be established beyond a reasonable doubt:
(i) the terms of the order must be clear and unambiguous;
(ii) proper notice must be given to the contemnor of the terms of the order;
(iii) there must be clear proof that the contemnor intentionally committed an act which is in fact prohibited by the terms of the order; and
(iv) mens rea must be proven which, in the context of civil contempt proceedings, means that while it is not necessary to prove a specific intent to bring the court into disrepute, flout a court order, or interfere with the due course of justice, it is essential to prove an intention to knowingly and wilfully do some act which is contrary to a court order.
[31] En aucun cas, la partie accusée n'est tenue de fournir des explications ou de démontrer un moyen de défense. La personne poursuivie n’a aucun fardeau de preuve ni aucune obligation de témoigner ou de faire des admissions. Ce n'est qu'une fois la preuve de la partie poursuivante faite, qu'elle peut décider de témoigner ou non. Si elle choisit de témoigner, elle pourra bien sûr être contre-interrogée et ne pourra refuser de répondre. Elle pourra aussi faire entendre des témoins, qu'elle ait témoigné ou non.
[32] Quant à la possibilité d’une contre-preuve par la partie poursuivante, celle-ci devrait être limitée à des cas exceptionnels, comme c’est le cas en matière criminelle et pénale.
Comme on peut donc le constater, le jugement dans l'affaire Luu quant au processus n'est pas conforme à la jurisprudence la plus récente de la Cour d'appel.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/129WIHH
Référence neutre: [2013] ABD 241
Autre décision citée dans le présent billet:
1. Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 839.
2. Centre commercial Les Rivières ltée c. Jean Bleu inc., 2012 QCCA 1663.
3. Droit de la famille — 122875, 2012 QCCA 1855.
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