vendredi 3 mai 2013

Une barre beaucoup trop basse

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

J’ai lu avec très grand intérêt l’excellent article signé par Yves Boisvert, chroniqueur pour La Presse, à propos de la décision récente dans Martineau c. Proulx (2013 QCCS 1490). Dans cet article, M. Boisvert souligne, avec raison selon moi, que cette décision est inquiétante pour la liberté de la presse et la liberté d’expression en général. Surtout, celle-ci démontre une tendance récente beaucoup plus restrictive au Québec que dans le reste du Canada quant à ces deux concepts fondamentaux.
 

 
J’ai moi-même récemment noté et discuté de cette tendance.
 
Je ne m’en cache jamais, je penche définitivement du côté de la liberté d'expression dans l'exercice d'équilibre avec le droit à la réputation. La liberté d'expression (et la liberté de presse) est absolument essentielle dans toute démocratie et elle implique nécessairement la tolérance de propos déplacés, de mauvais goûts, ignorants et même parfois injurieux. Prix élevé à payer? Peut-être, mais ce n'est rien comparativement à la perte d'une liberté aussi fondamentale que celle de s'exprimer.
 
C’est pourquoi je suis troublé par quelques jugements de première instance récents qui semblent faire fi des principes juridiques pertinents et placer la barre selon moi beaucoup trop basse pour ce qui constitue de la diffamation fautive. L'affaire Immeubles Robin inc. c. Ingold (2013 QCCS 1373) est une de ces causes.
 
Dans cette affaire, l'Honorable juge Charles Ouellet est saisi d'un recours en diffamation. Il en vient à la conclusion que le recours contre un des Défendeurs est mal fondé et il le rejette. Cependant, il est d'opinion que le recours contre le deuxième Défendeur est bien fondé. Le juge cite les propos suivants dans son jugement comme étant diffamatoires:
[15] Plusieurs propos diffusés sur le blogue de M. Croghan sont caricaturaux et l’on peut mettre en doute qu’ils aient une réelle influence sur l’opinion du citoyen ordinaire. Certains cependant ne peuvent être ignorés, tels les propos suivants, émanant de Morris Croghan lui-même et publiés sur son blogue le 18 septembre 2010 qui visent clairement les demandeurs (citation intégrale) : 
These nefarious doings and the people responsible for them, are I’m afraid indicative of many who are moving into our area of late. 
Entitled, emboldened remittance men, peacocks with lots of money, no class and a greatly enhanced false sense of their own importance. In-obvious to the dictates of common courtesy or decency, unable to postulate the possibility of " their way " not necessarily being the best way for everybody. Everything done clandestinely, on the sneak lest there be an objection. 
Out to remake everything into what they consider their high standards, insensitive to others, void of any traditions of their own, save their tradition of moving in, fouling the nest and moving on.
Propos intelligents? Certes pas. Insultants? Sûrement. Suffisants pour conclure à la diffamation et à la faute? Selon moi, non.
 
Comparez par exemple ces propos avec ceux que la Cour d'appel a jugés non fautifs dans Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette (2002 CanLII 8266):
Le Canada anglais, tirant profit de sa victoire du 20 mai 1980, cherche à accentuer sa domination sur le Québec, en nous imposant une nouvelle constitution qui nie l'existence de notre peuple et affaiblit les pouvoirs de notre État. 
De la part des dirigeants du Canada anglais, ce comportement ne nous étonne pas: ces descendants de Lord Durham n'ont jamais abandonné l'espoir de nous faire disparaître comme peuple. Mais ce qui rend particulièrement grave cette étape-ci du combat séculaire entre eux et nous, c'est que cette fois-ci le Canada anglais a trouvé, pour accomplir son forfait, le concours actif, la collaboration joyeuse de plusieurs des nôtres. 
Aux premiers rangs de ces collaborateurs, Trudeau, Chrétien et tous ceux dont on disait qu'ils étaient nos députés et dont il est clair maintenant qu'ils ne sont que les agents actifs d'Ottawa et du Canada anglais dans nos villes et dans nos campagnes. Dans l'affaire de la constitution, ils ont travaillé sans relâche avec le Canada anglais, contre le Québec. Ils l'ont fait avec acharnement et en pleine connaissance de cause. Leur responsabilité est totale. 
CE SONT DES TRAÎTRES 
Québécois, Québécoises, voici les noms de ces hommes et de ces femmes qui, à Ottawa, le mercredi 2 décembre 1981 ont voté contre le Québec. 
Souviens-toi de chacun et de chacune d'entre eux: ce sont des traîtres, à considérer comme tels. Aujourd'hui, ils ont le verbe haut, mais, demain, tu seras là, et tu leur feras payer leur trahison. 
(Suit la liste de 68 ministres et députés, chacun désigné comme « représentant d'Ottawa dans son comté »). 
Seule l'indépendance nous libérera de l'emprise des autres et nous mettra à l'abri de la trahison des nôtres.
D'ailleurs, quand j'ai traité de cette dernière affaire dans le cadre d'un Dimanches rétro sur À bon droit (voir le billet en question ici), j'ai cité un passage qui est trop souvent oublié:
[27] Certains politiciens et commentateurs politiques ne font pas dans la dentelle, c'est un constat incontournable. Quoi que les membres de la présente formation puissent penser des mots utilisés dans le texte ci-haut, les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût. En conséquence, il n'est pas souhaitable que les juges appliquent le standard de leurs propres goûts pour bâillonner les commentateurs puisque ce serait là marquer la fin de la critique dans notre société.
Avec grand respect, j'ai beaucoup de difficulté à voir comment l'on peut appliquer ces enseignements aux faits de l'affaire qui nous intéresse et conclure à diffamation (s'il est vrai que la décision rendue par la Cour suprême dans Prud'homme c. Prud'homme est venue postérieurement, elle n'a pas eu pour effet selon moi d'évacuer la pertinence des commentaires de la Cour d'appel cités ci-dessus).
 
Une conclusion de diffamation se doit de demeurer exceptionnelle et être réservée aux cas où les propos sont injustifiables et ont vraiment un impact sur la réputation. Respectueusement, ce n'est pas le cas dans la présente affaire où la preuve d'un préjudice est quasi inexistante.
 
Si ce billet vous a l'air d'un cri du coeur, c'est parce que s'en est un. Il est de notre devoir à tous de s'assurer que la liberté d'expression n'est pas indument amoindrie, même si cela veut dire accepter des propos qui manquent d'intelligence et de discernement comme ceux tenus dans cette affaire.
 
Référence neutre: [2013] ABD 178

Le présent billet a initialement été publié sur le site d'actualité juridique Droit Inc. (www.droit-inc.com).

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