Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
Je vous en fait confession, il y a plusieurs aspects du droit administratif avec lesquels j'ai un problème important. La norme de contrôle applicable aux décisions administratives qui traitent de questions constitutionnelles ou de justice naturelle (i.e. la norme de la décision raisonnable), m'apparaît être d'un illogisme fondamental. J'ai peine à comprendre comment un juge administratif qui applique des principes constitutionnels a une plus grande expertise qu'un juge de la Cour supérieure à ce sujet et pourquoi l'on doit donc appliquer la norme de la décision raisonnable à une décision administrative sur le sujet et la norme de la décision correcte à une décision judiciaire au même sujet. Mais bon, la Cour suprême a tranché dans Doré c. Bernard ([2012] 1 R.C.S 395) et je n'ai pas besoin de vous rappeler qui de la Cour suprême du Canada ou moi doit être pris au sérieux sur la question... Il me ne reste qu'à attirer votre attention sur la décision récente de la Cour d'appel dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de ADF - CSN c. Syndicat des employés de Au Dragon forgé inc. (2012 QCCA 793) où l'Honorable juge Marie-France Bich explique très bien les principes applicables.
La présente affaire concerne l'interaction difficile à faire entre les articles 32 et 36 du Code du travail. Ces articles se lisent comme suit:
Sont seuls parties intéressées quant à l'unité de négociation et aux personnes qu'elle vise, toute association en cause et l'employeur.
Elle doit également décider du caractère représentatif de l'association requérante par tout moyen d'enquête qu'elle juge opportun et notamment par le calcul des effectifs de l'association requérante ou par la tenue d'un vote au scrutin secret.
Sont seuls parties intéressées quant au caractère représentatif d'une association de salariés, tout salarié compris dans l'unité de négociation ou toute association de salariés intéressée.
[...]
36. L'appartenance d'une personne à une association de salariés ne doit être révélée par quiconque au cours de la procédure d'accréditation ou de révocation d'accréditation sauf à la Commission, à un membre de son personnel ou au juge d'un tribunal saisi d'un recours prévu au titre VI du livre V du Code de procédure civile (chapitre C-25) relatif à une accréditation. Ces personnes ainsi que toute autre personne qui prend connaissance de cette appartenance sont tenues au secret.
L'Intimé, lequel conteste une demande d'accréditation en vertu de l'article 32 formulée par l'Appelante, fait valoir que l'application par la CRT de l'article 36 et son refus de permettre à l'Intimé de savoir quel salariés font partie l'Appelante violent explicitement la règle audi alteram partem. En effet, l'Intimé indique qu'il lui est impossible de proprement contester le caractère représentatif de l'Appelante sans savoir qui sont ses membres.
L'Intimé porte la décision de la CRT en révision judiciaire et plaide que c'est la norme de la décision correcte qui s'applique à l'égard de cette question, puisqu'il s'agit d'une question de justice naturelle. Le juge de première instance lui donne raison, tant sur la norme applicable que sur le fond de la question, d'où l'appel dont est saisi la Cour.
L'Honorable juge Bich, au nom d'un banc unanime et appliquant selon moi correctement les enseignements de la Cour suprême (malheureusement), en vient à la conclusion que le juge de première instance s'est mal dirigé en droit. En effet, lorsqu'un décideur administratif applique des principes constitutionnels à l'interprétation de sa loi constitutive, la norme applicable est celle de la décision raisonnable:
[40] Il est vrai que la Commission doit respecter les règles de justice naturelle ou d'équité procédurale qui s'imposent en principe aux organismes administratifs, ce que confirme d'ailleurs, en ce qui concerne la règle audi alteram partem, le premier alinéa de l'article 117 C.t. Cette règle, on le sait, sous-tend par ailleurs le droit de se défendre pleinement et donc celui de savoir ce contre quoi l'on doit se défendre. Mais si la Commission a le devoir d'entendre les parties et de leur donner l'occasion de se défendre, il est tout aussi vrai qu'elle doit le faire dans le respect des prescriptions du Code du travail, et, en particulier, des articles 35 et 36, dispositions dont la validité, rappelons-le, n'a pas été contestée. Enfin, il est vrai également que la justice naturelle et l'équité procédurale se déclinent en diverses formes et manières : parlant de la règle audi alteram partem, il n'est donc pas qu'une seule façon d'assurer qu'une partie soit entendue et puisse se défendre.
[41] Le débat, en l'espèce, ne porte donc pas simplement, comme le suggère l'intimé, sur la question de savoir si la Commission a violé une règle de justice naturelle à l'occasion de l'enquête régie par l'article 32 C.t. Il porte plutôt sur la question de savoir comment il convient d'interpréter, de conjuguer et d'appliquer les articles 30, 35, 36, 117 et 137.5 C.t. lorsque la Commission décide de tenir une audience aux fins de l'article 32 C.t.
[42] L'interprétation de ces dispositions, qui sont au centre de la mission décisionnelle de la Commission, est du ressort exclusif de celle-ci et les tribunaux supérieurs, dans l'exercice de leurs fonctions de révision judiciaire, doivent, conformément aux règles exposées plus haut (voir supra, paragr. [26] à [31]), s'en remettre à cette interprétation, sauf si elle est déraisonnable.
[43] Comment tenir compte dans ce cadre des questions de justice naturelle?
[44] Je crois que l'on peut s'inspirer ici de l'approche retenue par la Cour suprême dans Doré c. Barreau du Québec. Il s'agit dans cette affaire de savoir sous quel angle examiner la décision du comité de discipline d'un ordre professionnel dont on soutient qu'il a enfreint la liberté d'expression de l'appelant, garantie par la Charte canadienne des droits et libertés, en le sanctionnant pour avoir tenu, dans la lettre adressée à un juge, des propos injurieux à l'endroit de celui-ci. Quelle norme appliquer au comité qui se penche sur la manière dont peut s'exercer la liberté d'expression« dans le contexte des obligations professionnelles de l'avocat »? La Cour suprême, sous la plume de la juge Abella, écrit que :
[52] Donc, nous avons le choix entre, d’une part, affirmer que, chaque fois qu’une partie prétend que des valeurs consacrées par la Charte sont en cause dans le cadre d’une révision judiciaire, un examen suivant la norme de la décision correcte doit se substituer à celui suivant la norme de la décision raisonnable ou, d’autre part, affirmer que, bien que les tribunaux et les cours de justice puissent interpréter la Charte, le décideur administratif possède l’expertise particulière exigée et le pouvoir discrétionnaire voulu dans le domaine où les valeurs consacrées par la Charte sont mises en balance.
[53] Les décisions d’organismes disciplinaires qui œuvrent relativement aux professions juridiques fournissent un bon exemple des problèmes que pose la révision judiciaire suivant la norme de la décision correcte dès lors que des valeurs consacrées par la Chartes ont en cause. Le droit à la liberté d’expression des avocats est nécessairement en jeu dans la plupart des contraventions à l’art. 2.03 duCode de déontologie, qui exige que les avocats aient une conduite empreinte « d’objectivité, de modération et de dignité ». Il s’ensuit que la révision du caractère raisonnable normalement effectuée à l’égard de la plupart des décisions disciplinaires discrétionnaires fondées sur cette disposition deviendrait un contrôle de la justesse.
[54] Quoi qu’il en soit, comme la juge en chef McLachlin l’a souligné dans Catalyst, « le caractère raisonnable de la décision s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents. Il s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle » (par. 18).Il continue donc à être justifié de faire preuve de déférence à l’endroit du décideur administratif compte tenu de son expertise et de sa proximité aux faits de la cause puisque, même quand les valeurs consacrées par la Chartesont en jeu, il sera généralement le mieux placé pour juger de l’incidence des valeurs pertinentes de ce type au regard des faits précis de l’affaire. Cela étant dit, tant les décideurs que les tribunaux qui procèdent à la révision de leurs décisions doivent analyser les questions qui leur sont soumises en gardant à l’esprit l’importance fondamentale des valeurs consacrées par la Charte.
[55] Comment un décideur administratif applique-t-il donc les valeurs consacrées par la Charte dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi? Il ou elle met en balance ces valeurs et les objectifs de la loi. Lorsqu’il procède à cette mise en balance, le décideur doit d’abord se pencher sur les objectifs en question. Dans Lake, par exemple, l’importance des obligations internationales du Canada, ses relations avec les gouvernements étrangers ainsi que l’enquête, la poursuite et la répression du crime à l’échelle internationale justifiait, prima facie, la violation de la liberté de circulation visée au par. 6(1) (par. 27). Dans Pinet, c’est le double objectif de protection de la sécurité du public et de traitement équitable qui a fondé l’évaluation de la violation du droit à la liberté pour déterminer si elle était justifiée (par. 19).
[56] Ensuite, le décideur doit se demander comment protéger au mieux la valeur en jeu consacrée par la Chartecompte tenu des objectifs visés par la loi. Cette réflexion constitue l’essence même de l’analyse de la proportionnalité et exige que le décideur mette en balance la gravité de l’atteinte à la valeur protégée par la Charte, d’une part, et les objectifs que vise la loi, d’autre part. C’est à cette étape que le rôle de la révision judiciaire visant à juger du caractère raisonnable de la décision s’apparente à celui de l’analyse effectuée dans le contexte de l’application du test de l’arrêt Oakes. Comme la Cour l’a reconnu dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199 , par. 160, « les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur » lorsqu’ils procèdent à une mise en balance au regard de la Charte et il sera satisfait au test de proportionnalité si la mesure « se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables ». Il en est de même dans le contexte de la révision d’une décision administrative pour en évaluer le caractère raisonnable où il convient de faire preuve d’une certaine déférence à l’endroit des décideurs à condition que la décision, comme l’affirme la Cour dans Dunsmuir,« [appartienne] aux issues possibles acceptables » (par. 47).
[57] Dans le contexte d’une révision judiciaire, il s’agit donc de déterminer si — en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la Charte et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte. Comme le juge LeBel l’a souligné dans Multani, lorsqu’une cour est appelée à réviser une décision administrative qui met en jeu les droits protégés par la Charte, « [l]a question se réduit à un problème de proportionnalité » (par. 155) et requiert d’intégrer l’esprit de l’article premier dans la révision judiciaire. Même si cette révision judiciaire est menée selon le cadre d’analyse du droit administratif, il existe néanmoins une harmonie conceptuelle entre l’examen du caractère raisonnable et le cadre d’analyse préconisé dans Oakes puisque les deux démarches supposent de donner une « marge d’appréciation » aux organes administratifs ou législatifs ou de faire preuve de déférence à leur égard lors de la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte, d’une part, et les objectifs plus larges, d’autre part.
[58] Si, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, le décideur a correctement mis en balance la valeur pertinente consacrée par la Charte et les objectifs visés par la loi, sa décision sera jugée raisonnable.
[45] Les raisons de respecter les décisions du conseil de discipline d'un ordre professionnel en pareil cas et d'appliquer la norme de la décision raisonnable valent certainement dans un cas comme celui-ci, où l'on a affaire à la décision d'une instance spécialisée en droit et en relations du travail, instance qui interprète et applique sa loi constitutive en vue d'exercer les pouvoirs que celle-ci lui attribue. Dans le cas du conseil de discipline (ou de toute autre instance), la norme de la décision raisonnable est reliée à la « mise en balance » de la valeur protégée par la Charteet de l'objectif de la loi. Dans notre affaire, il faudra, selon cette même norme, vérifier la manière dont la Commission interprète les dispositions législatives en cause : met-elle bien en balance, dans cet exercice, le texte et l'objectif de la loi avec cette valeur non moins fondamentale qu'est la justice naturelle, protégée elle aussi par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et surtout, pour ce qui nous concerne, l'article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (sans parler de l'article 53 de celle-ci, qui commande, en cas de doute, d'interpréter toute disposition législative « dans le sens indiqué par la Charte »)? Autrement dit, l'interprétation que la Commission donne aux articles 35 et 36 C.t. et, implicitement, aux articles 30, 117 et 137.5 C.t., selon cette façon de voir, est-elle raisonnable eu égard au contexte de l'affaire, c'est-à-dire, tient-elle raisonnablement compte de la justice naturelle?
Rarement est-ce que je serai aussi déçu de voir la Cour d'appel correctement appliquer les enseignements de la Cour suprême...
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/10r0nGj
Référence neutre: [2013] ABD 181
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