lundi 6 mai 2013

La chose jugée s'applique aux conclusions d'une action, mais également aux motifs qui ont mené à celles-ci

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

La saine administration de la justice exige que l'on replaide les mêmes questions entre les mêmes parties le moins souvent possible. C'est dans cet optique que le législateur veut assurer la stabilité des jugements avec la règle de la chose jugée. Cet objectif explique également pourquoi l'on étendra la chose jugée non seulement au dispositif d'un jugement, mais également aux motifs qui mènent à celui-ci. C'est ce que rappelle la Cour d'appel dans Jean-Paul Beaudry ltée. c. 4013964 Canada inc. (2013 QCCA 792). 

L'Appelante dans cette affaire avait initialement intenté un recours en dommages contre les Intimés. Ce recours est non seulement rejeté, mais le juge qui a entendu l'affaire indique que cette action était abusive. En effet, il se prononçait comme suit:
[80]      L'action doit donc être rejetée parce que non fondée et en faits et en droit. 
[81]      Cette action sera rejetée avec dépens. 
[82]      Je me permettrai de dire qu'à mon humble avis, cette poursuite était tout à fait abusive, sans le moindre fondement, tout à fait contraire au principe qui devrait être suivi, soit la bonne foi de part et d'autre. 
[83]      Il s'agit d'un exemple évident de mauvaise foi et la demanderesse peut se compter chanceuse qu'on ne m'ait pas demandé de payer, à titre de dommages, les honoraires des défendeurs, pour abus de droit, ce que j'aurais fait sans aucune hésitation.
Ce jugement n'est pas porté en appel. Après son prononcé, les Intimés intentent à leur tour une action contre l'Appelante, demandant dédommagement pour les procédures judiciaires abusives qu'avait intenté l'Appelante. Cet action est accueillie en partie par la Cour du Québec et c'est de ce jugement qu'il y a appel.

En effet, l'Appelante fait valoir que le juge de première instance a erré en se considérant lié par le prononcé d'abus effectué par le juge saisi du premier dossier. Selon elle, les Intimés devaient établir indépendamment l'abus de procédure.

La question se pose donc de savoir si les conclusions d'abus du juge saisi du premier dossier étaient couvertes par l'autorité de la chose jugée. L'Honorable juge Marie-France Bich, au nom d'un banc unanime, confirme la conclusion de première instance sur l'applicabilité de l'autorité de la chose jugée aux conclusions d'abus. Elle souligne que la chose jugée s'applique non seulement au dispositif, mais également aux motifs directement liés aux conclusions:
[37] L'effet de la chose jugée s'attache non seulement au dispositif du jugement mais également aux motifs – c'est ce que reconnaît la jurisprudence –, dans la mesure qu'indique, par exemple, l'arrêt Contrôle technique appliqué ltée c. Québec (Procureur général). La Cour se penchait alors sur l'article 1241 C.c.B.-C., ancêtre de l'article 2848 C.c.Q., mais ses propos demeurent pertinents :
On doit bien comprendre cependant la portée de cette règle. Cette présomption de vérité ne se limite pas seulement au dispositif formel du jugement : elle s'étend aux motifs essentiels qui s'y trouvent intimement liés. Elle comprend les conclusions même implicites qui résultent comme une conséquence nécessaire du dispositif de ce jugement
Res judicata will result from the implied decision which is the necessary consequence of the express dispositif in the judgment.
On retiendra aussi, à ce sujet, ce commentaire de M. le juge Paré:
Il est vrai que l'autorité de la chose jugée ne s'applique qu'au dispositif d'un jugement, mais cela ne veut pas dire que l'on doive strictement s'en tenir à cette partie de l'écrit qui suit l'expression sacramentelle « Par ces motifs ». Au contraire, les motifs sont considérés au même titre que le dispositif d'un jugement lorsqu'ils font corps avec celui-ci et qu'ils sont nécessaires à son soutien.
[38] C'est ce qu'expliquait précédemment la Cour du Banc du Roi dans Pesant c. Langevin:
Il est vrai qu'en principe ce n'est pas aux motifs d'un jugement qu'il faut attribuer l'autorité de la chose jugée. Cependant, on doit tenir compte des motifs, lorsqu'ils sont essentiels à la décision du point contesté, et qu'ils ont amené la décision. […]
[39] Les professeurs Royer et Lavallée écrivent pour leur part ce qui suit à propos de l'extension de la présomption de chose jugée aux motifs d'un jugement :
820 – Les motifs – L'autorité de la chose jugée peut également s'étendre à des motifs étroitement reliés au dispositif du jugement. Cette question se confond souvent avec les règles relatives à l'identité de cause et d'objet. Ainsi, la Cour d'appel déclare dans l'arrêt Pesant c. Langevin qu'on doit tenir compte des motifs d'un jugement lorsqu'ils sont essentiels à la décision. La cour ajoute que pour déterminer s'il y a ou non identité d'objet, il faut se demander si le tribunal est exposé à contredire un jugement antérieur. Généralement, les motifs qui ne sont pas nécessaires pour soutenir le dispositif n'ont pas l'autorité de la chose jugée et ne peuvent pas faire l'objet d'un appel. Dans certaines circonstances, des motifs peuvent toutefois constituer des éléments d'une présomption simple dans une autre instance.
[40] La question se pose en l'espèce de savoir si les paragraphes 82 et 83 du jugement Bédard sont de nature à bénéficier de l'autorité de la chose jugée : s'agit-il de motifs essentiels à la décision? 
[41] L'appelante prétend que ce n'est pas le cas. À son avis, ces paragraphes n'ajouteraient rien au jugement et ne seraient pas rattachés à son dispositif. En effet, c'est aux paragraphes 80 et 81 de son jugement que le juge Bédard statue sur l'action et décide de la rejeter avec dépens, et ce, pour toutes les raisons exposées jusque-là. Ce qu'il écrit par la suite, aux paragraphes 82 et 83, n'est pas nécessaire ni même utile à sa décision, qui est déjà prise. Ces commentaires n'ont eu aucune influence sur un dispositif qui est annoncé clairement par les paragraphes 80 et 81 et qui s'infère des paragraphes précédents. Il ne s'agit pas de constats indispensables au prononcé de ce dispositif ou qui sont liés intimement aux motifs fondant le rejet de l'action. Ces observations sont de la nature d'un obiter dictum pur et simple, qui ne répond par ailleurs à aucune demande des intimés (ce qui est exact : les intimés, que ce soit dans leurs procédures ou lors du procès tenu devant le juge Bédard, n'ont rien demandé de tel).  
[42] Sur ce tout dernier point, l'appelante semble ici, sans trop le dire, suggérer que le juge Bédard, en s'exprimant comme il l'a fait aux paragraphes 82 et 83 de son jugement, aurait commis une sorte d'ultra petita ou aurait statué indûment en se prononçant sur un sujet que les parties n'ont pas débattu, d'où violation de la règle audi alteram partem. Il faut cependant rappeler qu'un jugement erroné et mal fondé, si l'on n'a pas interjeté appel ou autrement obtenu sa rétractation ou son annulation, n'en jouit pas moins de la présomption de la chose jugée. Or, l'appelante ne s'est pas pourvue, comme elle en aurait eu le droit, contre le jugement du juge Bédard. 
[43] Il faut donc en revenir à la question de savoir si ces paragraphes du jugement expriment des motifs indissociablement liés au dispositif. À mon avis, si l'on emploie le test simple proposé par l'arrêt Pesant c. Langevin (« le juge est-il exposé à contredire une décision antérieure en affirmant un droit nié ou en niant un droit affirmé par cette précédente décision? »), on devra répondre par l'affirmative. Le juge Bédard a déjà exprimé l'avis que les procédures de l'appelante étaient abusives et l'appelante elle-même de mauvaise foi; l'on demandait précisément au juge Barbe de statuer sur la même question et il était exposé à contredire sur ce point le jugement antérieur.  
[44] En outre, et contrairement à ce qu'affirme l'appelante, on ne peut pas dissocier les propos que tient le juge Bédard aux paragraphes 82 et 83 de son jugement de ceux qu'il tient dans les paragraphes qui précèdent et qui justifient le rejet de l'action. En réalité, ce qu'exprime le juge Bédard dans ces paragraphes n'est pas un obiter dictum, c'est, au contraire, l'essence même de tout son propos. 
[45] Il faut se garder, tout d'abord, de qualifier d'obiter tout motif qui ne se trouve pas reflété par une conclusion expresse du dispositif. Dans Verdun (Ville de) c. Burton, la juge Zerbisias (dissidente, mais pas sur ce point, auquel souscrit le juge Baudouin) explique que :
Pour ma part, je trouve logique la conclusion sur ce point du juge Décary de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Dumont Vins et spiritueux inc. c. Celliers du Monde inc.:
[L]e temps n'est plus, s'il le fut, où les termes d'un dispositif étaient scrutés à la loupe sans égard aux motifs qui le sous-tendaient et aux conclusions qui étaient recherchées dans la procédure et où tout ce qui ne trouvait point écho dans le dispositif était nécessairement considéré comme obiter dictum [renvoi omis].
Je retiens de cette jurisprudence que le dispositif d'un jugement n'a pas à être d'une extrême précision pour y inclure, par inférence, des conclusions qui peuvent avoir force de chose jugée.
[46] Ensuite, il faut considérer la définition même d'obiter dictum. Reid propose la suivante :
1. Il peut s'agir d'une remarque ou d'une opinion qui ne porte pas directement sur la question à l'étude ou de la présentation d'un sujet qui ne fait pas l'objet de la décision qu'il est appelé à rendre et qu'il introduit en vue d'illustrer sa pensée, de la comparer avec d'autres ou d'en tirer un argument. […]
[47] Les paragraphes 82 et 83 du jugement Bédard ne répondent pas à cette définition. Au contraire, ils portent directement sur la question en litige (à savoir la valeur et la validité du fondement de l'action intentée par l'appelante contre les intimés). Il ne s'agit pas de commentaires accessoires, mais, au contraire, d'un constat directement lié à la question de savoir s'il fera droit ou non à l'action. 
[48] En l'occurrence, il rejette cette action, l'estimant dénuée de tout fondement. Plus précisément, il la rejette parce que les prétentions de l'appelante sont, à son avis, contraires au contrat liant les parties, parce que pas un iota de preuve n'a été présenté au soutien de l'existence d'un manquement de la part des intimés, parce que la preuve offerte par l'appelante est généralement d'une faiblesse affligeante, parce que les témoignages des intimés ne sont pas contredits, parce que l'appelante n'a établi aucun préjudice et parce qu'elle a poursuivi les intimés en raison de ce qu'ils avaient décidé de faire affaire avec un concurrent. C'est tout cela qui, dit-il finalement, montre le caractère abusif de la procédure et la mauvaise foi de l'appelante. 
[49] Autrement dit, l'affirmation du caractère abusif de la procédure et de la mauvaise foi de l'appelante est la conclusion logique ou plus exactement l'aboutissement de la démonstration faite dans les autres paragraphes du jugement et elle fait partie intégrante de celle-ci. On ne doit attacher aucune importance au fait que le juge annonce sa conclusion dans les paragraphes 80 et 81 : il aurait pu le faire aussi bien après avoir relevé le caractère abusif et la mauvaise foi de l'appelante et on ne peut voir dans l'ordonnancement de ses paragraphes autre chose qu'un effet de style.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/10FkavE

Référence neutre: [2013] ABD 180

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