dimanche 26 mai 2013

Dimanches rétro: l'injonction n'est pas le recours approprié pour obtenir le paiement d'une créance échue

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Suite à notre billet de jeudi dans lequel nous traitions de l'affaire 9183-7831 Québec inc. (Restaurant Commensal Faubourg Boisbriand) c. Location Faubourg Boisbriand (2013 QCCA 818), il nous semble être un bon moment pour traiter de l'affaire Provident c. Chabot (2004 CanLII 17241) dans le cadre des Dimanches rétro puisque la Cour d'appel y avait indiqué que l'injonction ou l'ordonnance de sauvegarde n'est pas le recours approprié pour obtenir le paiement d'une créance échue.



Dans cette affaire, l'Appelante demande la cassation d'un jugement qui a accordé à l’Intimé une ordon­nance de sauvegarde d’une durée de 180 jours aux termes de laquelle l'Appelante doit continuer à verser certaines indemnités à l'Intimé. L'Appelante fait valoir que cette ordonnance est erronée puisque l'injonction n'est pas le recours approprié pour ordonner le paiement d'une créance.
 
L'Honorable juge Yves-Marie Morissette, au nom d'un banc unanime de la Cour, en vient à la conclusion que l'ordonnance émise doit effectivement être cassée. À ce chapitre, il indique que l'injonction n'est pas le moyen approprié pour obtenir le paiement d'une créance. Il ajoute que les tribunaux québécois ont, exceptionnellement, parfois ordonné à une partie par voie d'injonction de payer des montants futurs seulement dans le but de maintenir l'équilibre contractuel entre les parties:
[28]           Notons tout d’abord qu’une proposition ou un principe simple trouve de solides appuis dans la jurisprudence : l’injonction n’est pas le recours approprié pour obtenir le paiement d’une créance. C’est en ces termes mêmes que le juge Gendreau énonçait la proposition dans l’arrêt Sporting Club du Sanctuaire Inc. c. 2320-4365 Québec inc., où il exprimait l’opinion majoritaire de la Cour. Mais la proposition n’était pas nouvelle et on en avait déjà une illustration dans l’arrêt Trois-Rivières (Cité de) c. Syndicat national catholique des employés municipaux de Trois-Rivières
[29]           L'intimé prétend néanmoins que la jurisprudence, exceptionnellement, accordera une ordonnance interlocutoire pour obliger une partie à payer une somme d'argent. Selon lui, deux décisions auraient consacré de la sorte des exceptions au principe déjà énoncé. Il s'agit des affaires Clavet c. Boulanger et Goulet c. La Commission scolaire de Sainte-Foy, sur lesquelles il y a lieu de s'arrêter. 
[...] 
S'il y a là une exception, elle est de portée réduite. L'arrêt auquel il est fait référence par le juge Gendreau, Royal Bank of Canada c. Propriétés Cité Concordia Ltée, mettait en présence la propriétaire et la locataire d'un emplacement commercial. Cette dernière voulait faire annuler le bail et elle donnait des signes de détourner vers ses autres succursales la clientèle desservie à cet emplacement. La propriétaire obtint une injonction interlocutoire obligeant la locataire à continuer d'occuper les lieux tout en se conformant « à tous égards à ses obligations contractuelles spécifiées dans les baux produits». Décrivant l'enjeu réel de la procédure interlocutoire, le juge Montgomery remarque dans cet arrêt: «[…] we are prepared in appropriate cases to grant an injunction ordering parties to continue a business relationship deemed unsatisfactory by one of them.» Parfois, en effet, une ordonnance de sauvegarde peut servir à maintenir en l'état sous un aspect ou un autre des relations d'affaires devenues litigieuses. Mais il ne s'agit jamais de se prononcer par anticipation, au stade interlocutoire, sur ce qui constitue le fond du litige entre les parties. Comme l'écrivait aussi le juge Gendreau dans l'arrêt Sporting Club du Sanctuaire, «[a]ppliquer une règle inverse équivaudrait à permettre au créancier d'obtenir son paiement avant même qu'un tribunal régulièrement saisi de la contestation du débiteur n'ait statué contradictoirement sur les prétentions des parties.» 
[37]           L'intimé, comme je l'ai dit, s'appuie également sur le jugement de la Cour supérieure dans le dossier Goulet c. La Commission scolaire de Sainte-Foy. La juge qui se prononça sur l'ordonnance de sauvegarde dans l'affaire Clavet avait d'ailleurs elle aussi mentionné cette décision.  
[38]           Dans l'affaire Goulet, la Cour supérieure accorde une injonction de ne pas faire et ordonne à l’intimée, une commission scolaire, «de cesser immédiatement d’exercer une retenue sur le salaire à être versé au requérant». Alléguant compensation, l'intimée tentait par ces retenues de se rembourser de sommes qui selon elle avaient été payées en trop au requérant alors que celui-ci exerçait ses activités de président d'un syndicat d'enseignants. Bien qu'à première vue la distinction entre interdire des retenues illégales sur un salaire et obliger au paiement intégral de ce salaire puisse sembler artificielle, le fait demeure qu'en l'espèce l'intimée ne contestait pas le droit du requérant à son salaire, ce en quoi sa situation différait sensiblement de celle de l'appelante devant nous. 
[39]           Chacune des décisions citées par l'intimé est donc étroitement circonscrite par les circonstances particulières de l'espèce et ne peut en soi servir de fondement à une ordonnance de sauvegarde du style de celle qui était demandée ici.  
[...] 
[43]           Il y a donc litige entre l'appelante et l'intimé sur l'invalidité de l'intimé. Il reviendra à l'appelante, au procès et au fond, d'établir par prépondérance de preuve les faits déjà invoqués par elle dans sa lettre du 23 juin 2003, et de convaincre le tribunal que la qualification juridique qu'elle attribue à ces faits justifiait, selon les termes des polices en cause, la cessation des paiements à l'intimé. Paraphrasant le passage cité, on peut ajouter : s'il s'avère, eu égard à la conclusion du tribunal quant à la date de cessation de l'invalidité, que les prestations auraient dû être continuées, il y aura condamnation en conséquence avec intérêts sur les arrérages, s'il en est. 
[44]           Accorder dans ces conditions l'ordonnance de sauvegarde obtenue par l'intimé dérogeait sans raison au principe dont je rappelais l'existence au paragraphe 21 ci-dessus. Je suis d'avis, par conséquent, qu'il y a lieu d'accueillir l'appel avec dépens, d'infirmer le jugement entrepris et de rejeter avec dépens la demande d'ordonnance de sauvegarde de l'intimé.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/11pQKbs

Référence neutre: [2013] ABD Rétro 21

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Notre équipe vous encourage fortement à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d'alimenter les discussions à propos de nos billets. Cependant, afin d'éviter les abus et les dérapages, veuillez noter que tout commentaire devra être approuvé par un modérateur avant d'être publié et que nous conservons l'entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.