jeudi 7 mars 2013

Un tribunal québécois peut-il déclarer une clause d'élection de for international abusive? Une décision récente suggère que oui

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Je termine la journée avec vous en discutant d'une décision très récente rendue en matière de droit international privé laquelle, je dois l'avouer, m'a beaucoup surpris. Dans Moko c. Ebay Canada Ltd. (2013 QCCS 856), la Cour supérieure en est venue à la conclusion que la clause d'élection de for contenue dans un contrat d'utilisation électronique était invalide parce que abusive.


Dans cette affaire, les Demandeurs ont institué des procédures judiciaires contre la Défenderesse réclamant une perte de profit anticipé pour le gain dont ils allèguent avoir été privés suite à la décision de la Défenderesse de mettre fin à une de leurs enchères sur son site. 
 
Invoquant l'existence d'une clause d'élection de for en faveur des tribunaux californiens dans le contrat intervenu entre les parties, la Défenderesse demande le rejet des procédures québécoises. Les Demandeurs répliquent que cette clause d'élection de for est invalide pour deux motifs. D'abord, il s'agirait d'une clause abusive dans un contrat d'adhésion. Ensuite, le contrat intervenu en serait un de consommation, de sorte que la clause d'élection de for serait inefficace.
 
Saisi de la question, l'Honorable juge Richard Nadeau donne raison aux Demandeurs sur les deux points et rejette la requête en rejet qui lui est présentée.
 
Pour nos fins d'aujourd'hui, nous laissons la question du contrat de consommation de côté. Il s'agit d'un billet pour un autre jour, la définition de ce qui constitue un "consommateur" au sens de la loi étant particulièrement difficile d'application dans certaines instances. Disons simplement sur le sujet que la décision du juge Nadeau sur cette question, au stade préliminaire de l'affaire, n'est pas surprenante ou autrement exorbitante des autorités sur la question.
 
Par ailleurs, la conclusion à laquelle le juge en arrive sur la question de la clause abusive dans un contrat d'adhésion, elle, je l'avoue, m'a surpris. Le juge Nadeau s'exprime ainsi sur le sujet:
[11] Ainsi, pour un internaute qui a de très bons yeux, et beaucoup de patience ou de détermination, il apprendra que la loi gouvernant le contrat, à tous égards, est la Loi de l'Ontario et les Lois Fédérales y applicables. Puis, surprise, et dans la suite du même paragraphe, on avise ensuite l'adhérant qu'en cas de réclamation ou dispute contre eBay, c'est le tribunal situé dans le comté de Santa Clara en Californie qui seul a juridiction ( « Must be resolved by…» ) à moins d'entente contraire. 
[12] Cette disposition imposée par le stipulant, déjà surprenante pour un homme de loi comme le soussigné, puisqu'on peut se poser la question de savoir pourquoi on prend la peine d'assujettir le contrat aux Lois de l'Ontario si l'on s'en distancie ensuite pour donner seule juridiction au tribunal Californien (le texte ne dit pas lequel tribunal à Santa Clara a juridiction…)en cas de réclamation, cela n'a aucun sens dans les circonstances. 
[13] En fait, cette élection de for semble avoir été insérée pour prévenir, annuler et décourager, à toutes fins utiles, quelque recours contre eBay, même si la défenderesse ici est une compagnie canadienne. On s'imagine mal un internaute, personne physique, s'engager un avocat en Californie pour y poursuivre la défenderesse, avec tous les déboursés et déboires que l'exercice pourrait impliquer. 
[14] Rappelons qu'il ne s'agit pas ici d'un contrat de gré à gré signé après des négociations et où les parties choisissent un for auquel ils donnent volontairement juridiction. Il ne s'agit pas non plus d'un contrat entre des commerçants ou hommes d'affaires avertis qui transigent entre eux ou avec des institutions financières en pleine connaissance de cause. Il s'agit, comme dit, d'un pur contrat d'adhésion auquel un individu souscrit, souvent soit involontairement ou dans une ignorance relative de certaines conditions pas évidentes et dont l'importance ne leur est pas soulignée. ( art. 1435 , 2ième al. C.c.Q.) 
[15] Et le tribunal croit pouvoir aller plus loin en qualifiant l'élection d'un for californien comme une disposition excessive et déraisonnable, abusive dans les circonstances, ce qui lui permet de considérer cette« élection » imposée à l'internaute comme nulle de nullité absolue. (art. 1437 et 1438 C.c.Q.)
Ce faisant, le juge contredit expressément les enseignements de la Cour d'appel sur la question. En effet, cette Cour s'est déjà prononcée sur la question dans  United European Bank and Trust Nassau Ltd. c. Duchesneau, 2006 QCCA 652. Là, l'Honorable juge Jacques Dufresne, au nom d'un banc unanime, excluait clairement la possibilité pour un tribunal québécois de prononcer abusive une clause d'élection de for se trouvant dans un contrat d'adhésion:
[43] La seule présence d'une clause d'élection d'un for étranger ne suffit pas, sans autre examen, à décliner juridiction, lorsque la partie à qui on veut l'opposer en conteste l'opposabilité ou la validité. Il faut nécessairement qualifier la nature du contrat qui contient cette clause d'élection de for étranger pour vérifier l'existence de règles particulières de droit international privé s'appliquant au contrat en cause ou au domaine du droit. 
[44] Ainsi, s'il s'agissait d'un contrat de consommation ou d'un contrat de travail, la renonciation du consommateur ou du salarié à la compétence des tribunaux québécois ne pourrait leur être opposée (art. 3149 C.c.Q.). Des règles particulières de droit international privé existent également en matière de contrat d'assurance (art. 3150 C.c.Q.) ainsi qu'en d'autres matières (art. 3151 C.c.Q. à 3154 C.c.Q.). Il n'en existe toutefois pas pour le contrat d'adhésion. 
[45] Le tribunal québécois, appelé à vérifier l'application d'une clause d'élection de for, peut‑il, en présence d'un contrat d'adhésion, vérifier si la clause est abusive en vertu de l'article 1437 C.c.Q., ou n'est‑il tenu que de vérifier si des règles codifiées de droit international privé font obstacle à l'application de la clause d'élection de for
[46] La deuxième option s'impose
[47] Premièrement, les parties ont choisi d'avoir un contrat régi par les lois des Bahamas. L'article 3111 C.c.Q. reconnaît que les parties à un contrat, même s'il n'est pas transnational, peuvent choisir le droit étranger. Ce choix doit être respecté, hormis les cas où des dispositions impératives du droit domestique, en l'instance le droit québécois, l’écartent.  
[48] Deuxièmement, les parties ont convenu par une clause de for de conférer juridiction aux tribunaux des Bahamas. L’article 3148 C.c.Q. reconnaît la validité d’un tel choix et son deuxième alinéa précise que les autorités québécoises sont alors sans compétence. Parlant de ce genre de clause, la Cour suprême dit dans GreCon précité, qu’elle a pour objectif « la prévisibilité et la sécurité des transactions juridiques internationales ».  
[49] Le législateur n'a pas voulu, dans les règles de droit international privé, rendre inopposable aux parties une pareille clause d'élection de for parce qu'elle est d'adhésion. La protection en matière de contrat d'adhésion de ce genre ne s'applique donc que lorsque le droit québécois est le droit substantiel du contrat. Puisque le contrat en litige, par sa nature, n'est pas de ceux où une disposition impérative québécoise exige l'application du droit local, le choix de la loi des Bahamas est valide et l'exercice devrait alors se terminer. 
[50] S'il fallait examiner le caractère abusif de la clause, malgré l'absence de règles de droit international privé propres au contrat d'adhésion, on se trouverait à appliquer le droit québécois au contrat, ce que les parties ont expressément exclu.
 
                                         [mes soulignements] 
Clairement cette affaire a été soumise au juge Nadeau, puisqu'il y réfère au paragraphe 14 du jugement. Il met de côté son application en indiquant que dans la présente affaire "[i]l ne s'agit pas non plus d'un contrat entre des commerçants ou hommes d'affaires avertis qui transigent entre eux ou avec des institutions financières en pleine connaissance de cause".
 
Très respectueusement, je ne pense pas que cette distinction suffit à mettre de côté les enseignements de l'affaire Duchesneau. Il n'existe pas plusieurs catégories de contrats d'adhésion qui justifierait que l'on fasse la différence entre celui signé par un homme d'affaire et celui signé par deux étudiants pour les fins de la compétence internationale des tribunaux québécois. Le principe mis de l'avant par la Cour d'appel s'applique à tous les contrats d'adhésion et je ne pense pas qu'il devrait être dépendant de la trame factuelle de chaque affaire.
 
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/12xlXuo
 
Référence neutre: [2013] ABD 96
 

8 commentaires:

  1. L'article 19 LPC prévoit que la loi du Québec s'applique. L'article 3149 CCQ dit que la renonciation à la compétence des tribunaux québécois est innoposable. Nul besoin de 1437. Le résultat est identique, mais quand même...

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  2. Je ne suis pas nécessairement en désaccord avec votre commentaire. Comme je le mentionne dans mon billet, je suis loin d'être surpris du résultat. Si l'on présume qu'il s'agit d'un contrat de consommation (et au stade préliminaire, il aurait été difficile pour le juge Nadeau d'écarter définitivement cette possibilité), alors le moyen déclinatoire devait être rejeté sur cette base.

    Nul besoin donc de faire référence au contrat d'adhésion et au caractère abusif de la clause pour régler le sort de la requête. Ceci étant dit, sur cet aspect particulier, la décision me semble clairement incompatible avec les enseignements de la Cour d'appel.

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  3. Pour ceux que ce jugement intéresse, la permission d'en appeler a été accordée le 24 avril 2013 (voir jugement ici: http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=68422592&doc=CE75337563A4286AA98A763764B550DCEB111CC25B4C6A798D8049932CCEECB0&page=1).

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  4. La Cour d'appel vient de se prononcer sur le pourvoi dans cette affaire. Sans surprise (du moins pour moi...), la Cour a confirmé la décision de première instance au motif que l'on pouvait présumer à ce stade que les Demandeurs sont des consommateurs et donc que l'article 3149 C.c.Q. exclut l'application de la clause d'élection de for. En raison de sa conclusion sur cette première question, la Cour a jugé préférable de ne pas se prononcer sur la deuxième (clause abusive). Le jugement est disponible ici: http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=72506905&doc=807058478C6E12CD79D04451C5EEA723DC66694AE88B8DA33E4608B78EF7F7A3&page=1

    Bonne journée,

    Karim

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  5. Soit dit avec respect, je crois que vous avez peut-être lu un peu vite l'arrêt que vous citez de la Cour d'appel du Québec (CAQ). Contrairement à ce que vous écrivez, la CAQ n'a pas "exclu clairement la possibilité pour un tribunal québécois de prononcer abusive une clause d'élection de for se trouvant dans un contrat d'adhésion". Elle a plutôt affirmé, avec justesse d'ailleurs, que seul le droit applicable au fond du contrat a vocation à régir la question du caractère abusif d'une clause d'élection de for stipulée dans un contrat d'adhésion. Or, dans l'affaire dont elle était saisie, la CAQ a conclu que le contrat d'adhésion à l'origine du litige était régi par le droit des Bahamas, et que les tribunaux québécois ne pouvaient donc pas y appliquer l'article 1437 CCQ.

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  6. Par ailleurs, je rejoins "Anonyme" en ce que, dans la mesure où il estimait avoir affaire à un contrat de consommation, le juge Nadeau aurait dû appliquer d'emblée l'article 3149, qui aurait été suffisant pour disposer de l'affaire.

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  7. Par ailleurs, je ne vois pas très bien en quoi le juge Nadeau aurait "difficilement" pu écarter définitivement, au stade préliminaire, l'hypothèse qu'il avait affaire à un contrat de consommation. En effet, dès lors qu'il était question d'appliquer une règle visant les contrats de consommation, le juge Nadeau devait d'abord procéder à une exercice de qualification, question préalable nécessaire. (Et, soit dit en passant, il devait nécessairement faire cette qualification en fonction du droit québécois, conformément à l'article 3078). Et si le juge Nadeau avait plutôt rejeté l'hypothèse du contrat de consommation et donné effet par ailleurs à l'élection de for, il aurait renvoyé l'affaire devant les autorités étrangères, et partant, l'hypothèse du contrat de consommation aurait été "définitivement" écartée; autrement dit, la conclusion à ce sujet aurait été définitive, et je n'y aurait rien vu de mal. Pour un exemple d'une affaire concernant là aussi une partie "faible" (en l'occurrence un enfant) jugée digne, de ce fait, d'une protection accrue en droit (comme c'est aussi le cas des consommateurs) et où la Cour applique une règle de conflits de juridictions qui l'amène à décliner sa compétence et à renvoyer l'affaire devant les autorités étrangères jugées compétentes, après avoir examiné sans réserves et avoir tranché de manière définitive une question préalable à l'application de la règle de conflits de juridictions qui impliquait un exercice de qualification mené au regard du droit civil québécois (comme l'exige l'art. 3078 CCQ), voir le jugement de la Cour supérieure du Québec dans R. (J.) c. B. (S.), 1994 CanLII 3735 (QC CS) (où la Cour excipe de sa compétence pour statuer sur la garde d'un enfant, en vertu de l'article 3142 CCQ a contrario, après avoir conclu, en application du droit québécois, comme le veut l'article 3078, que l'enfant en cause était domicilié à Toronto.

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  8. Ce qui serait intéressant, mais n'est jamais encore arrivé autant que je sache, ce serait un tribunal québécois saisi d'un litige contractuel relatif à un contrat d'adhésion conclu entre non-consommateurs et régi par le droit québécois, mais comportant une élection de for désignant un tribunal étranger qu'une des parties invoquerait au soutien d'une requête en exception déclinatoire mais que la partie adverse chercherait à faire écarter en vertu des articles 1436, 1436 ou 1437. À bien y penser, l'hypothèse n'est pas si improbable. En effet, elle ne se limite pas au cas d'un contrat désignant le droit québécois comme loi applicable et désignant un tribunal étranger comme tribunal compétent. En effet, ce serait sans compter les cas de contrats d'adhésion comportant comportant une élection de for désignant un tribunal étranger doublé d'un choix de loi désignant une droit étranger et où: soit, pour un des motifs visés à l'article 2809 CCQ - par exemple, le droit étranger désigné n'est pas allégué et sa teneur n'est pas établie, ou encore, il est allégué mais n'est pas prouvé - et le tribunal québécois doit donc appliquer le droit québécois, conformément au deuxième alinéa de l'art. 2809, et partant, les articles 1435 à 1437 ont droit de cité; soit le droit étranger désigné est allégué, sa teneur est établie, et il se trouve que ce droit étranger sanctionne les clauses abusives contenues dans les contrats d'adhésion (pour un exemple récent d'une affaire semblable issue d'une juridiction de common law - en l'occurrence, la Colombie-Britannique - qui a donné lieu à un arrêt de la Cour suprême du Canada qui donne une idée du traitement auquel on pourrait s'attendre. en vertu de la common law, d'une élection de for stipulée dans un contrat d'adhésion qui est aussi un contrat de consommation, voir Douez c. Facebook, Inc. CSC 23 juin 2017).

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