lundi 18 février 2013

Pour conclure que les tribunaux québécois sont forum non conveniens, la barre n'est pas haute, elle est très haute...

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous en avons déjà discuté ensemble (voir notre billet de mars 2012 par exemple: http://bit.ly/YSpbEd), ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles que les tribunaux québécois déclineront compétence en application de la théorie du forum non conveniens. Par ailleurs, la Cour d'appel dans Stormbreaker Marketing and Productions Inc. c. Weinstock (2013 QCCA 269) insiste sur la dualité du fardeau du requérant, i.e. la nécessité de prouver qu'il existe un autre forum nettement plus approprié et que l'on se retrouve dans une situation exceptionnelle, ce qui m'amène à conclure que la barre est non seulement haute, mais très haute...
 

Dans cette affaire, l’Appelante se pourvoit contre un jugement rendu de la Cour supérieure qui a accueilli la requête en exception déclinatoire de l’Intimé et rejeté l’action de l’Appelante contre lui. En effet, le juge de première instance, même s'il en est venu à la conclusion que les tribunaux québécois étaient compétents en vertu de l'article 3148 C.c.Q., était d'opinion que les tribunaux que les tribunaux de la Georgie étaient mieux placés pour trancher le litige et il a appliqué la théorie du forum non conveniens.

L'Honorable juge Paul Vézina, au nom d'un banc unanime, est d'avis que le juge de première instance s'est bien dirigé en concluant à la compétence des tribunaux québécois, mais qu'il a fait erreur en mettant en application la théorie du forum non conveniens:
[75] Puis, il conclut et tranche en un paragraphe :
[63] Le tribunal estime qu'il se dégage de cette démonstration une nette impression que l'autorité judiciaire de l'État de Géorgie est mieux à même de trancher le litige et qu'il y a lieu, exceptionnellement, de décliner compétence dans la présente affaire.
[76] À mon avis, et soit dit avec égards, il y a une erreur de principe dans ce dernier énoncé. 
[77] Selon le Juge, le fait que le tribunal étranger soit « mieux à même de trancher le litige » entraîne qu’ « il y a lieu, exceptionnellement, de décliner compétence ». S’il élabore sur les motifs pour conclure sur le premier point, il n’ajoute rien pour justifier le second, l’ « exceptionnellement ».
Le juge Vézina souligne que la partie requérante en forum non conveniens a un double fardeau, soit celui de prouver qu'il existe une autre autorité judiciaire nettement mieux placée pour trancher le litige et que l'on se trouve dans une situation exceptionnelle. Ainsi, simplement démontrer qu'un tribunal étranger est nettement mieux placé ne suffit pas:
[78] Or, il s’agit bien de deux critères différents. Chacun doit être satisfait. On ne peut s’arrêter au premier sans motiver et justifier le second.
[79] Cela ressort du texte même de l'article 3135 C.c.Q. et de l'enseignement de la Cour suprême dans Spar Aérospace Ltée c. American Mobile Satellitte Corp. de 2002:
69 …deux éléments essentiels ressortent du texte de l’art. 3135 : sa nature exceptionnelle et l’exigence qu’un autre État soit mieux à même de trancher le litige (voir E. Groffier, La réforme du droit international privé québécois : supplément au Précis de droit international privé québécois (1993), p. 130).
70 Ces deux caractéristiques de la doctrine du forum non conveniens, énoncées à l’art. 3135, sont conformes à l’exigence de common law énoncée par la Chambre des lords dans l’arrêt de principe Spiliada Maritime Corp. c. Cansulex Ltd., [1987] 1 A.C. 460, p. 476, et par notre Cour dans les arrêts Amchem, précité, p. 919-921, et Holt Cargo, précité, par. 89. […]
[80] Les auteurs sont du même avis.   
[...] 
[86] En bref, le Code civil ne permet au tribunal de décliner compétence qu’ « exceptionnellement ». Comme toute décision, celle-ci doit être motivée, ce qui n’est pas le cas dans le jugement attaqué. Il y a donc lieu d’analyser les circonstances de l’affaire pour déterminer si cette seconde condition est satisfaite.
Ainsi, la Cour renverse la décision de première instance et déclare les tribunaux québécois être le forum approprié pour trancher le litige.

Commentaire:

Je n'ai pas nécessairement de problème avec la conclusion à laquelle en vient la Cour en l'espèce sur la base des faits du dossier (un mot là dessus ci-dessous). Cependant, je dois dire qu'au niveau des principes, je trouve que l'on place la barre trop haute.

D'abord, si je me dois de reconnaître que l'application de la doctrine du forum non conveniens est exceptionnelle (de par le libellé de l'article 3135 C.c.Q. lui-même), il m'apparaît très important de ne pas trop la marginaliser. En effet, cette doctrine sert de contrepoids important au fait que les critères de rattachement prévus par le législateur peuvent, dans certaines causes, conférer juridiction aux tribunaux québécois sur la base d'une connexion très minimale avec le Québec.

Par exemple, dans les actions personnelles à caractère patromonial, il ne suffit de satisaire qu'à un seul des critères de l'article 3148 C.c.Q. pour conclure à juridiction. C'est donc dire, par exemple, que les tribunaux québécois peuvent être compétents pour entendre un litige lorsque le défendeur n'est pas domicilié au Québec, n'est pas non plus résident, n'y a pas d'établissement d'affaires, que la faute alléguée n'a pas été commise ici, qu'aucun fait dommageable ne s'y est produit et qu'aucune obligation ne devait y être exécutée dans la mesure où une petite partie du préjudice y a été subi. Comme on peut le voir, sans la doctrine du forum non conveniens, on retrouvera devant les tribunaux québécois beaucoup de causes qui ne devraient pas y être. De là le risque de placer la barre trop haute.

Respectueusement pour la décision rendue par la Cour d'appel en l'instance, le juge de première instance n'est pas venu à la conclusion que les tribunaux de la Georgie étaient  "mieux à même de trancher le litige", il en est venu à la conclusion qu'ils étaient nettement mieux à même de trancher le litige. La différence est très importante.

Il est vrai que l'article 3135 C.c.Q. exige que les autorités d'un autre État soient mieux à même de trancher le litige et que l'on soit dans une situation exceptionnelle. C'est déjà un fardeau lourd à remplir. Cependant, il n'en découle pas selon moi la nécessité de faire deux démonstrations distinctes, l'objectif du législateur en utilisant le qualificatif "exceptionnel" étant simplement d'indiquer que les tribunaux québécois ne devront pas décliner juridiction chaque fois qu'une autorité étrangère est mieux placée.

Ce fardeau est selon moi satisfait lorsque l'on démontre à la Cour que les autorités d'un autre état sont nettement mieux placées pour trancher le litige parce que c'est là une démonstration du caractère exceptionnel de la situation. D'ailleurs, le passage cité de la décision de la Cour suprême dans Van Breda au paragraphe 89 de la décision de la Cour d'appel démontre bien ce fait:
[108] … L’expression « [un tribunal] nettement plus approprié » ne figure pas non plus à l’art. 3135 du Code civil du Québec, qui signale toutefois en ces termes le caractère exceptionnel du pouvoir d’une autorité du Québec de décliner compétence :« . . . une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence . . .».  
[109] Il faut voir dans l’emploi des termes« nettement » et « exceptionne[l] » une reconnaissance du fait qu’en règle générale, le tribunal doit exercer sa compétence lorsqu’il se déclare à juste titre compétent. Il incombe à la partie qui veut écarter l’application de la règle générale de prouver que, compte tenu des caractéristiques de l’autre tribunal, il serait plus juste et plus efficace de refuser au demandeur les avantages liés à sa décision de choisir un tribunal approprié suivant les règles de droit international privé. Le tribunal ne peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, suspendre l’instance uniquement parce qu’il conclut, après avoir examiné toutes les considérations et tous les facteurs pertinents, à l’existence de tribunaux comparables dans d’autres provinces ou États. Il ne s’agit pas de jouer à pile ou face. Un tribunal saisi d’une demande de suspension d’instance doit conclure qu’il existe un tribunal mieux à même de trancher le litige de façon équitable et efficace. Le tribunal doit cependant garder à l’esprit que sa compétence, établie en application des règles de droit international privé, peut parfois être fonction d’une norme peu rigoureuse. Le recours à la doctrine du forum non conveniens peut jouer un rôle important dans la recherche d’un tribunal nettement plus approprié [clearly more appropriate] pour trancher le litige et pour assurer ainsi l’équité envers les parties et leur permettre de résoudre plus efficacement leur conflit
[mes soulignements]
Je suis conscient du fait que je semble être dans la minorité à l'égard de cette question (le juge Vézina cite beaucoup d'appuis très crédibles pour la position de la Cour), mais je suis d'opinion que, saisi d'une requête en forum non conveniens, le juge de première instance doit trancher une seule question: est-ce que les tribunaux d'un autre état sont nettement mieux placés pour trancher le litige. C'est certes un fardeau exigeant, mais il est moindre que ce que la Cour semble requérrir ici.

Et c'est précisément la conclusion à laquelle le juge de première instance en est venu ici. Ainsi, la Cour d'appel pouvait certainement en venir à la conclusion qu'il a eu tort, sur la base des faits en l'espèce, de conclure que les tribunaux de la Georgie étaient nettement mieux placés que les tribunaux québécois (question factuelle pour laquelle la Cour devait conclure à erreur manifeste et déterminante), mais je suis respectueusement en désaccord avec l'affirmation qu'il a commis une erreur de principe.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/XkvBbJ

Référence neutre: [2013] ABD 69

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