dimanche 3 février 2013

Dimanches rétro: la possibilité d'obtenir une injonction contre un tiers qui participe à la violation d'un contrat

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Mercredi dernier, j'attirais votre attention sur l'affaire Newad Media inc. c. Red Cat Media inc. (2013 QCCA 129) où la Cour d'appel discutait de la possibilité d'obtenir une injonction contre une tierce partie à un contrat (voir notre billet ici: http://bit.ly/WKgDyN). Il semblait donc naturel de retourner aujourd'hui voir le jugement original sur la question en droit civil québécois, l'affaire Trudel c. Clairol Inc. of Canada ([1975] 2 R.C.S. 236).
 

En ce qui a trait à la trame factuelle, je m'en remet aujourd'hui à l'arrêtiste de la Cour suprême du Canada:
L’intimée fabrique et vend un colorant capillaire appelé «Miss Clairol Hair Color Bath». Elle maintient pour ce produit deux marchés distincts, l’un pour usage personnel à domicile, l’autre pour usage professionnel dans les salons ou écoles de coiffure. Le produit est identique dans les deux cas; la différence est dans la distribution, la présentation et le prix. Le produit pour usage personnel est vendu à des grossistes qui le revendent à divers commerçants qui le vendent en détail. Le produit pour usage professionnel est vendu à des grossistes chargés de le vendre uniquement à des coiffeurs ou autres professionnels de la coiffure qui l’utilisent dans l’exercice de leur profession. Il est vendu à un prix substantiellement moindre que le produit pour usage personnel et chaque bouteille n’est pas livrée avec les «directions» jointes à chaque bouteille du produit pour usage personnel relativement à son utilisation. Cependant toutes les bouteilles portent une mise en garde contre l’irritation de la peau et la perte de la vue susceptibles d’être causés par l’utilisation du produit sans certaines précautions.
L’intimée ne vend le produit pour usage professionnel qu’à des grossistes qui consentent à signer une formule où ils s’engagent à ne le vendre qu’à des professionnels qui en font usage dans leurs établissements seulement. L’appelant, qui est propriétaire de sept maisons de coiffure, vend ce produit en détail pour usage personnel, sans être un grossiste autorisé par l’intimée à le vendre, et par conséquent sans avoir signé l’engagement. L’appelant se pourvoit à cette Cour d’un jugement de la Cour supérieure, confirmé par la Cour d’appel, prononçant une injonction lui interdisant de continuer cette vente du produit.
La question centrale que devait trancher la Cour dans cette affaire était celle de savoir si l'Intimée pouvait obtenir une injonction contre l'Appelant. En effet, ce dernier n'avait signé aucune entente contractuel avec l'Intimée.
 
L'Intimée faisait valoir que l'Appelant, en participant en toute connaissance de cause à la violation par les agents de distribution de l'Intimée, commettait une faute qui était susceptible de sanction par voie d'injonction.

Acceptant cette thère, la Cour suprême confirme la décision rendue par la Cour d'appel du Québec. La Cour suprême souligne à cet égard que l'on ne saurait accepter qu'un tiers aide, en toute connaissance de cause, une partie à violer ses obligations contractuelles sans qu'il existe un remède pour l'empêcher d'agir ainsi:
De plus, la preuve démontre que chaque emballage renferme autant d’exemplaires des «directions» que de bouteilles de telle sorte que l’appelant est en mesure d’en fournir avec chaque achat, comme il l’a d’ailleurs fait dans une certaine mesure. Cela veut donc dire que pour autant que l’injonction défendant à l’appelant de vendre pour usage personnel le produit emballé pour usage professionnel est fondée sur le danger que ce produit peut présenter, on pourrait facilement disposer du cas en la restreignant à une interdiction de livrer le produit sans y joindre un exemplaire des «directions». Mais, comme cela ne donnerait pas à l’intimée ce qu’elle recherche principalement, la cessation de cette vente pour usage personnel, il faut examiner le bien-fondé de l’autre moyen retenu par le juge de la Cour supérieure dans ses motifs sur le droit dont l’essentiel se trouve dans les passages suivants:
…Il est certain que si le défendeur se rend complice de la violation du contrat intervenu entre la demanderesse et chacun de ses agents, il commet une faute délictuelle entraînant sa responsabilité (H. et L. Mazeaud et Tunc, Traité de la responsabilité civile, 6e éd. 1965, tome I, n. 144, page 175); car il y a faute contre l’honnêteté de s’associer sciemment à la violation d’un contrat (Lalou et Azard, Traité de la responsabilité civile, 6e éd. 1962, n. 716, page 449)….
Le défendeur connaît la politique et les instructions de la demanderesse quant à la vente de ses produits. La prohibition conventionnelle de la revente en détail est dénoncée dans la présente action; elle était déjà exprimée dans l’avis inscrit sur l’emballage du produit depuis 1966…
Le défendeur a l’obligation de ne pas nuire à la demanderesse en favorisant même indirectement la violation de l’engagement déjà cité; car cet engagement de ne pas revendre le produit en détail est justifié à la fois par un intérêt sérieux de la demanderesse et, dans une certaine mesure, par l’intérêt public. Chacun a l’obligation morale de ne pas favoriser la violation d’un engagement validement assumé; la violation de cette obligation morale est sanctionnée par le droit civil (G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, 3e éd. Paris 1935, n. 170, page 336).
Cette conclusion s’impose d’autant plus que la loi concernant les marques de commerce et la concurrence déloyale interdit de faire un acte ou d’adopter une méthode d’affaires «contraire aux honnêtes usages industriels ou commerciaux ayant cours au Canada» (1952-53, 1-2 Eliz. II, chap. 49, art. 7, par. e))….
Enfin, l’article 22 de la loi concernant les marques de commerce et la concurrence déloyale interdit l’emploi d’une«marque de commerce déposée par une autre personne d’une manière susceptible d’entraîner la diminution de la valeur de la clientèle intéressée».L’utilisation qu’a faite le défendeur de la marque de commerce Miss Clairol est de nature à amoindrir le prestige dont elle jouit auprès des consommateurs. Il vend le produit nu, dépouillé de son emballage attrayant, et prive l’usager d’une mise en garde nécessaire à sa protection et à la bonne réputation de la demanderesse.
En France, des prohibitions conventionnelles ont donné lieu à des condamnations contre des tiers qui avaient participé à l’exportation en connaissance de cause (Savatier, Traité de la responsabilité civile, 2e éd. 1951, n. 145, page 188; Lalou, De la prohibition conventionnelle d’exportation, Chronique D.H. 1929, page 77). On reconnaît le même effet obligatoire à l’égard des tiers aux conventions intervenues entre le fabricant et son acheteur pour fixer le prix de revente Planiol et Ripert, Traité de droit civil, tome 6, n. 590). De la même façon, il faut reconnaître que la convention intervenue entre la demanderesse et ses grossistes doit être respectée par tout acquéreur qui en a connaissance (J. Guyénot, L’incidence du droit des marques de fabrique sur le refus de vendre et les pratiques commerciales d’exclusivité, Chronique D.-S. 1965, page 75; Opposabilité aux tiers des conventions d’exclusivité de vente, Rev. crit. de jur. belge, 1961 page 452). En offrant un débouché à des acheteurs qui se procurent le produit Miss Clairol contrairement aux obligations assumées par tous les grossistes à qui la demanderesse vend ses produits, le défendeur favorise et encourage la violation de ces obligations; il importe peu qu’il ne fasse pas affaires directement avec le grossiste qui viole son obligation contractuelle envers la demanderesse.
[...] 
Il ne m’a pas paru nécessaire d’approfondir cette question car, sous l’angle des principes du droit civil, l’avocat de l’appelant n’a rien pu citer à l’encontre de la doctrine et de la jurisprudence françaises dont le premier juge et la Cour d’appel ont fait état comme base principale de leurs conclusions. Mes propres recherches m’ont au contraire convaincu que cette doctrine et cette jurisprudence étaient nettement fixées dans le sens indiqué par la Cour supérieure et la Cour d’appel. Ainsi, j’ai trouvé dans la Gazette du Palais de 1934 (2e sem. p. 640), un arrêt de la Cour de Cassation dont le résumé se lit comme suit:
Celui qui revend des produits de parfumerie à un prix inférieur à celui imposé par la maison est passible de dommages-intérêts par application de l’art. 1382 C.civ., bien qu’il n’ait pris personnellement aucun engagement, si, exerçant depuis plusieurs années le commerce de commissionnaire-exportateur et revendeur de produits de parfumerie, il ne peut prétendre ignorer les usages particuliers à certaines maisons et spécialement l’obligation admise de ne pas vendre leurs produits au‑dessous du prix fixé, et si, pour ne pas s’exposer au reproche de manquer à ses engagements, il s’est adressé à un intermédiaire, le provoquant à violer son contrat en se faisant fournir par lui des produits qu’il pourrait revendre à un prix inférieur.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/Wq3JX1

Référence neutre: [2013] ABD Rétro 5

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