mercredi 30 janvier 2013

Pour obtenir une injonction faisant respecter un contrat contre un tiers, il faut démontrer sa connaissance et sa mauvaise foi

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

La décision phare de la Cour suprême du Canada dans Trudel c. Clairol Inc. of Canada  ([1975] 2 R.C.S. 236) a bien établi le principe voulant qu'un tiers peut être tenu de respecter les obligations contractuelles auxquelles il n'est pas partie. Ainsi, il est possible d'obtenir une injonction faisant respecter un contrat contre un tiers à celui-ci. Mais, comme le souligne la Cour d'appel dans Newad Media inc. c. Red Cat Media inc. (2013 QCCA 129), il faut établir non seulement la connaissance par le tiers de l'obligation, mais également sa mauvaise foi (i.e. sa connaissance du fait qu'il amène la partie au contrat a contrevenir à ses obligations).


Dans cette affaire, l'Appelante interjette appel d'un jugement de la Cour supérieure lui ayant refusé l'émission d'une ordonnance d'injonction permanente qui aurait ordonné aux Intimés de retirer leurs produits publicitaires des établissements dans lesquels l'Appelante affiche ses propres produits. L'appelante invoque, à l'appui de sa demande, des clauses d'exclusivité contenues dans ses contrats avec ces établissements.

Bien que les Intimés ne sont pas parties à ces contrats, l'Appelante fait valoir qu'ils en avaient connaissance et qu'ils peuvent donc être tenus responsables de leur violation.


La Cour d'appel, dans une décision rédigée par l'Honorable juge en chef Nicole Duval Hesler, vient confirmer la décision de première instance. Elle souligne au passage qu'il n'est pas suffisant de démontrer que le tiers connaissait l'obligation contractuelle invoquée, mais qu'il fait également établir sa mauvaise foi:
[16] Le droit d'émettre des ordonnances qui affectent des tiers est reconnu par la jurisprudence. 
[17] Dans l’arrêt de principe Trudel c. Clairol Inc. of Canada, les contrats liant le fabricant Clairol aux grossistes prévoyaient qu’un type de produits était réservé à la vente aux professionnels. Un professionnel de la coiffure, qui se procurait ce type de produits auprès de son grossiste, le revendait ensuite directement à des clients, à sa seule initiative et au mépris conscient de la clause. Ce faisant, il portait atteinte aux droits du fabricant; l’injonction prononcée contre ce professionnel de la coiffure a été maintenue. La Cour suprême explique ainsi le fondement de cette faute civile :
Il est certain que si le défendeur se rend complice de la violation du contrat intervenu entre la demanderesse et chacun de ses agents, il commet une faute délictuelle entraînant sa responsabilité; car il y a faute contre l’honnêteté de s’associer sciemment à la violation d’un contrat. (…) 
Chacun a l’obligation morale de ne pas favoriser la violation d’un engagement validement assumé. (Soulignements ajoutés et références omises).
[18] Dans Dostie c. Sabourin, la Cour reprend ce principe. Un tiers engage sa responsabilité extracontractuelle si, par ses faits et gestes, il contribue ou conseille à une partie contractante d’enfreindre les droits de l’autre partie, dont il a connaissance :
En principe, les conventions - ici, une clause de non-concurrence - n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes. Néanmoins, les auteurs et la jurisprudence, sauf exceptions, s'accordent à dire que cette règle n'empêche pas d'imposer aux tiers le respect des relations que la convention a établies entre les parties. En somme, la règle de la relativité des contrats ne signifie pas que les tiers ont toute liberté pour porter atteinte aux droits contractuels d'autrui. Ainsi, toute personne qui, avec connaissance, aide autrui à enfreindre les obligations contractuelles pesant sur lui, par exemple celle de ne pas faire concurrence à l'acheteur de son fonds de commerce, commet une faute extracontractuelle à l'égard de la victime de cet acte.
[19] Dans l’arrêt Sobeys Québec inc. c. 3764681 Canada inc., le juge Baudouin, parlant au nom de la Cour, indique que pour que le tiers soit jugé civilement responsable, son comportement doit être teinté de mauvaise foi :
[25] La jurisprudence, toutefois, admet qu'un tiers qui, sciemment et en toute connaissance de cause, viole un contrat intervenu entre d'autres personnes, puisse être tenu légalement responsable. 
[26] Il est nécessaire cependant, vu le principe de l'effet relatif des contrats, que la personne ait connaissance de la clause d'une part, et soit de mauvaise foi en y contrevenant, d'autre part. (Références omises)
Ainsi, lorsqu'il s'agit d'un tiers, il importe de démontrer sa connaissance de l'obligation contractuelle et sa connaissance du fait qu'il amenait la partie contractante à violer celle-ci. Selon la juge Duval Hesler, l'Appelante n'a pas ici satisfait le fardeau puisque les Intimés interprétaient de bonne foi les clauses contractuelles pertinentes comme permettant aux établissements de faire affaire avec eux:
[28] En l’espèce, les intimés admettent qu’ils connaissaient l’existence des contrats liant l’appelante aux Établissements, et même l’existence d’une certaine exclusivité. Toutefois, selon leur compréhension, cette exclusivité était limitée à certains types de publicité et à certains emplacements. 
[...] 
[31] Ainsi, les intimés se sont également fondés sur leur visite des établissements, où ils ont constaté la présence d’autres entreprises de publicité. Cette présence d’une variété de compagnies publicitaires dans les établissements scolaires et dans le réseau des resto-bars est documentée, et confortait les intimés dans leur croyance que l’exclusivité conférée à l'appelante n’était pas totale.  
[32] Les intimés disent s'être également fondés sur l’attitude des établissements, qui se seraient empressés d'accepter leurs produits. Certains auraient même obtenu l'assentiment de leur département légal avant de s'engager contractuellement avec les intimés pour s'assurer de ne pas enfreindre l'exclusivité conférée à l'appelante. 
[33] Il est sûr qu'il est difficile d'interpréter l'intention commune des parties en l'absence de l'une d'elle (soit, dans chaque cas, l'établissement signataire). La preuve semble démontrer que les intimés connaissaient l’existence d’une certaine forme d’exclusivité, variable selon les établissements, et connaissaient certainement, à compter de la mise en demeure, l'interprétation qu'en faisait l’appelante. Cette dernière ne peut cependant imposer aux intimés les moyens qu’elle pourrait peut-être faire valoir contre les établissements dans le cadre d’un litige contre ces derniers, soit la reconnaissance, par ces établissements, que leur contrat avec l'appelante conférait à cette dernière une exclusivité complète et sans équivoque. 
[34] La preuve permettait au juge de première instance de conclure comme il l'a fait, comme le démontrent, notamment, les contre-interrogatoires de Philippe Marchessault et de Michael Reha, ce dernier reconnaissant que l'appelante Newad ne s'est lancée dans l'installation de bannières semblables à celle des intimés qu'après que les intimés aient introduit ce produit dans le marché. 
[35] À l'instar du juge de première instance, force est de conclure que l’appelante n’a pas réussi à démontrer que les intimés ont fait preuve de mauvaise foi ou qu'ils se sont associés sciemment et en toute connaissance de cause à la violation de contrats intervenus entre des tiers, si tant est qu'il y ait eu violation.
Pour ceux qui sont intéressés par la question, je vous encourage également à lire la décision qu'avait rendu l'Honorable juge Benoît Emery sur la même question dans Transat Tours Canada Inc. c. Tescor, S.A. de C.V. (2005 CanLII 32136).

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/WC5VqI

Référence neutre: [2013] ABD 44

Autres décisions citées dans le présent billet:

1.  Dostie c. Sabourin, [2000] R.J.Q. 1026 (C.A.).
2.  Sobeys Québec inc. c. 3764681 Canada inc., J.E. 2002-415 (C.A.).

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