mercredi 9 janvier 2013

Le principe de "l'instance dans l'instance" ne s'applique qu'à l'égard du lien de causalité

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

En matière de responsabilité professionnelle des avocats, les tribunaux ont recours au principe de "l'instance dans l'instance". Ce principe veut qu'il n'est pas suffisant de démontrer l'existence d'une faute professionnelle pour engager la responsabilité de l'avocat, mais que l'on doit également démontrer que, sans cette faute, la partie demanderesse aurait eu gain de cause devant les tribunaux. Il s'agit essentiellement de faire le procès avorté dans le procès en responsabilité professionnelle, d'où l'expression "l'instance dans l'instance". Ceci étant dit, comme le soulignait la Cour d'appel dans Morel c. Tremblay (2010 QCCA 600), ce principe n'est applicable qu'à la causalité et non à la preuve déposée.


Dans cette affaire, la Cour est saisie de l’appel d’un jugement rendu le 19 septembre 2008 par la Cour supérieure qui a condamné l’Intimé à payer aux Appelants divers montants au titre des dommages pécuniaires et non pécuniaires qu’ils ont subis par suite de la faute professionnelle admise par celui-ci. En l'instance, l'Intimé a laissé courir un délai de prescription.
 
Les Appelants plaident que la juge de première instance a erré sur la question des dommages en évaluant ceux-ci à partir d'éléments autres que ceux qui auraient été mis en preuve lors de l’enquête sur l’action en responsabilité contre l’auteur initial du dommage si leurs actions avaient été plaidées. En effet, selon eux, en application du principe de "l'instance dans l'instance", la juge de première instance ne pouvait tenir compte des expertises produites par l'Intimé portant sur l’évaluation du préjudice esthétique des appelants faites en avril 2007 et produites en août de la même année puisque ces expertises n'auraient pas été disponibles lors de l'action en responsabilité contre l'auteur initial du dommage.
 
Dans un jugement unanime rendu par les Honorables juges Forget, Giroux et Bouchard, la Cour rejette la prétention des Appelants et souligne que le principe de "l'instance dans l'instance" ne s'applique qu'à la question de la causalité. La question des dommages, elle, peut et doit être décidée à partir de la situation et la preuve disponible au moment du procès en responsabilité professionnelle:
[15] L’expression « l’instance dans l’instance » est utilisée par les auteurs Baudouin et Deslauriers pour illustrer la nécessité de faire la preuve du lien de causalité en matière de responsabilité professionnelle de l’avocat. En effet, pour réussir contre l’avocat fautif, le plaignant doit non seulement prouver la faute de ce dernier, mais établir au surplus que, sans la faute de son avocat, il aurait effectivement pu gagner son procès. 
[16] La question de « l’instance dans l’instance » et de la date à laquelle le tribunal doit se placer pour apprécier la situation juridique ne concerne que le lien de causalité. C’est ce que révèlent tant les auteurs Baudouin et Deslauriers que l’arrêt de la Cour rendu dans l’affaire Gunite Investments inc. c. Guy et Gilbert invoqué par les appelants. Dans Gunite, une entreprise poursuit en dommages son avocat pour ne pas avoir intenté deux recours avant l’expiration du délai de prescription, notamment contre une autre entreprise (Stanbel) contre qui elle prétend avoir une créance de 4 864 $. Les événements entourant la créance se déroulent entre 1989 et 1993. Le juge de la Cour supérieure qui rend jugement en 2000 détermine que l’avocat a commis une faute, mais que cette faute n’est pas causale puisque, eut-il agi dans le délai, il n’aurait pas eu gain de cause devant le tribunal. À l’époque de la naissance de la créance, la jurisprudence n’était pas unanime sur la préséance entre la banque, qui détenait la créance à l’origine avant de la céder à Gunite, et le ministère du Revenu. Une décision de la Cour du Québec de 1990 donnait raison à la banque. Le juge de la Cour supérieure se fonde cependant sur une décision de la Cour suprême rendue en 1996 qui tranche la question en faveur du ministère du Revenu. Malgré que Gunite plaide que, si son action avait été entendue avant 1996, la décision de la Cour du Québec aurait pu lui être favorable, le juge estime qu’il s’agit de pure spéculation autant quant à la date du procès que quant au résultat éventuel. Selon le juge, au moment où la Cour entend le recours contre l’avocat, l’état du droit est clair : la créance était éteinte par le paiement fait par la débitrice au ministère du Revenu.  
[...] 
[18] Comme on le constate immédiatement, l’arrêt dans Gunite ne porte que sur le lien de causalité, soit l’appréciation des chances de réussite de la réclamation et non sur l’évaluation du dommage. Or, cette question ne se pose pas en l’espèce puisque tant la responsabilité de l’intimé que celle de monsieur Guy Privé sont admises. Les appelants n’ont donc pas eu à faire la preuve qu’ils auraient eu gain de cause. 
[19] La seule question encore en litige est celle de l’évaluation des dommages. Or, en cette matière, la règle est claire et unanimement admise : le préjudice corporel doit être évalué à la date du jugement. Si les séquelles de l’accident se sont estompées à la date du jugement, le défendeur en bénéficie, mais si elles se sont aggravées, la victime a droit d’être indemnisée pour cette aggravation survenue en cours d’instance.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/UWUYlv

Référence neutre: [2013] ABD 14

Autre décision citée dans le présent billet:

1. Gunite Investments inc. c. Guy et Gilbert, B.E. 2003BE-203 (C.A.).

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