vendredi 21 décembre 2012

En matière d'interruption de la prescription, l'article 2894 C.c.Q. s'applique autant aux affaires rejetées sur le fond que sur la forme

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
 
Tel que promis mercredi, je reviens ce matin sur la décision très intéressante de la Cour d'appel en matière d'interruption de la prescription dans Sudaco/Spa c. Connexions commerciales internationales CT inc. (2012 QCCA 2254). Alors que nous discutions ensemble de son interprétation et application de l'article 2892 C.c.Q. mercredi, nous la regardons maintenant sous l'angle des articles 2894 et 2895 C.c.Q. En effet, la Cour indique dans l'affaire qui nous intéresse que l'article 2894 C.c.Q. s'applique tant aux affaires rejetées sur le fond que sur la forme, tranchant par l'effet même un débat doctrinal.
 
Dans cette affaire, la Cour doit trancher une question relative à la prescription d'une action sur compte intentée par l'Appelante le 6 mai 2010 pour recouvrer le prix de marchandises livrées à l'intimée et réclamées dans quatre factures datées des 29 juin, 9 décembre, 13 décembre et 23 décembre 2006.
 
Il ne fait pas de doute en l'instance que l'action est intentée plus de trois ans après la naissance du droit d'action. L'Appelante fait cependant valoir que les procédures qu'elle a déposé en février 2008 en Algérie ont interrompu la prescription. Or, les procédures algériennes en question ont été ultimement rejetées avant l'introduction des présentes procédures québécoises, amenant l'Intimée à plaider que les premières n'ont jamais produit d'effet interruptif de la prescription.
 
Pour bien comprendre le débat, il est utile de reproduire les articles 2892, 2894 et 2895 du Code civil du Québec:
2892. Le dépôt d'une demande en justice, avant l'expiration du délai de prescription, forme une interruption civile, pourvu que cette demande soit signifiée à celui qu'on veut empêcher de prescrire, au plus tard dans les 60 jours qui suivent l'expiration du délai de prescription. 
La demande reconventionnelle, l'intervention, la saisie et l'opposition sont considérées comme des demandes en justice. Il en est de même de l'avis exprimant l'intention d'une partie de soumettre un différend à l'arbitrage, pourvu que cet avis expose l'objet du différend qui y sera soumis et qu'il soit signifié suivant les règles et dans les délais applicables à la demande en justice. 
[...] 
2894. L'interruption n'a pas lieu s'il y a rejet de la demande, désistement ou péremption de l'instance. 
2895. Lorsque la demande d'une partie est rejetée sans qu'une décision ait été rendue sur le fond de l'affaire et que, à la date du jugement, le délai de prescription est expiré ou doit expirer dans moins de trois mois, le demandeur bénéficie d'un délai supplémentaire de trois mois à compter de la signification du jugement, pour faire valoir son droit. 
Il en est de même en matière d'arbitrage; le délai de trois mois court alors depuis le dépôt de la sentence, la fin de la mission des arbitres ou la signification du jugement d'annulation de la sentence.
Comme l'indique l'article 2892, le dépôt d'une demande en justice interrompt la prescription. De plus, comme nous le notions dans notre billet de mercredi sur la présente affaire, cette demande en justice n'a pas à être déposée au Québec. Elle peut être déposée à l'étranger ou devant un tribunal arbitral.
 
Or, en vertu de l'article 2894, si cette même demande en justice est rejetée, alors l'effet de l'interruption de la prescription disparaît rétroactivement (i.e. comme si elle n'avait jamais eu lieu). En effet, c'est la distinction importante entre l'interruption de la prescription et sa suspension (dans ce dernier cas, une fois la suspension terminée, la prescription recommence à courir mais on ne comptera pas la période pendant laquelle la suspension avait cours).
 
Certains auteurs ont prétendu que l'article 2894 ne s'appliquait qu'aux affaires rejetées sur le fond, i.e. que les affaires qui étaient rejetées pour des considérations de forme n'étaient pas visées. Or, dans la présente affaire, la Cour rejette cette interprétation:
[32] Selon l'article 2894 C.c.Q., le rejet de sa demande prive l'appelante du bénéfice de l'interruption de la prescription sous réserve de l'exception de l'article 2895 C.c.Q. Cette disposition confère au demandeur un délai additionnel de trois mois pour faire valoir son droit lorsqu'une décision n'a pas été rendue sur le fond de l'affaire et que la prescription est acquise.  
[33] L'appelante plaide qu'il y a eu interruption de la prescription parce que sa défense et demande reconventionnelle n'a pas été rejetée sur le fond. 
[34] Une certaine doctrine a exprimé l'avis que l'article 2894 C.c.Q. s'applique aux cas de rejet d'une action sur le fond :
La formulation générale de l'article 2894 C.c.Q. ne concerne en réalité que le « rejet de la demande » sur le fond. Cela résulte a contrario de l'article 2895 , al.1 C.c.Q., qui règle le cas du rejet de la demande sans décision sur le fond. La mise en œuvre de cette règle nouvelle doit notamment tenir compte de l'article 251 C.p.c., qui vise la même situation par la formule « rejet de la demande, sauf recours », ces derniers mots impliquant l'absence de décision sur le fond.
[35] La Cour a cependant écrit que l'article 2894 C.c.Q. couvre tous les cas de rejet, que ce soit sur le fond ou pour un motif procédural en référant au fait que le texte de l'article 2894 C.c.Q. ne fait aucune distinction.  
[36] Ainsi, dans Marier c. Tétrault, la Cour rappelle :
[26] Il faut d'abord revenir à l'article 2894 C.c.Q., qui se situe au sein d'un groupe de dispositions traitant des effets interruptifs des procédures judiciaires ou assimilées à celles-ci (art. 2892 à 2897 C.c.Q.). Comme on vient de le voir, l'interruption de prescription, édicte l'article 2894,« n'a pas lieu s'il y a rejet de la demande, désistement ou péremption de l'instance ». Trois situations distinctes sont donc envisagées ici, soit le rejet de la demande (qu'il s'agisse d'un rejet sur le fond ou d'un rejet procédural, le législateur ne distinguant pas), le désistement et la péremption. Le législateur enchaîne immédiatement avec l'article 2895 C.c.Q., qui s'applique « [l]orsque la demande d'une partie est rejetée sans qu'une décision ait été rendue sur le fond de l'affaire ». Le législateur parle bien ici du rejet de l'action, et non pas du désistement ou de la péremption. Le désistement n'est donc pas visé par l'article 2895 C.c.Q., et ce, qu'il soit volontaire ou, par l'effet de la loi, réputé. 
[Soulignements dans le texte original]
[37] La lecture de concert des articles 2894 et 2895 C.c.Q. va dans le même sens que l'interprétation retenue dans l'arrêt Marier précité et permet de rejeter l'argument proposé par l'appelante voulant que seul un rejet« sur le fond » d'une affaire empêche l'interruption de la prescription. D'une part, le texte de l'article 2894 C.c.Q. ne limite pas le rejet d'une procédure aux seuls cas où le fond de l'affaire a été tranché, mais il vise tous les cas de rejet. D'autre part, le fait que l'article 2895 C.c.Q. tempère l'effet de la règle générale dans les cas où une décision n'a pas été rendue sur le fond appuie l'idée que cette règle générale s'applique à tous les cas de rejet :
Ainsi, deux possibilités existent.

Si la demande en justice qui a interrompu la prescription au sens de l'article 2892 C.c.Q. est rejetée pour des raisons "de fond", alors l'interruption de la prescription disparaît rétroactivement, comme si la demande n'avait jamais été présentée.
 
Par ailleurs, si la demande qui a interrompu la prescription au sens de l'article 2892 C.c.Q. est rejetée pour une raison autre que "le fond" du litige, alors l'article 2894 s'applique toujours, mais de concert avec l'article 2895 C.c.Q. La partie demanderesse a alors trois mois de la date du rejet pour déposer de nouvelles procédures.
 
Le cas présent tombait sous ce deuxième scénario, puisque les procédures en Algérie ont été rejetées pour des raisons de compétence territoriale. L'Appelante avait donc trois mois pour déposer de nouvelles procédures au Québec. Malheureusement, elle ne l'a pas fait, de sorte que son recours est maintenant prescrit.
 
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/REhrFy
 
Référence neutre: [2012] ABD 467
 
Autre décision citée dans le présent billet:
 
1. Marier c. Tétrault, 2008 QCCA 2108.

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