Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
En janvier dernier, j'attirais votre attention sur une décision de la Cour supérieure qui déclarait abusive et rejetait une procédure dont la rédaction était telle qu'elle la rendait incompréhensible (voir notre billet ici: http://bit.ly/WGeTrm). Plusieurs d'entre vous m'ont écrit pour exprimer l'opinion qu'il semblait d'un cas d'espèce puisque la partie demanderesse se représentait seule et qu'on voyait rarement des procédures aussi incompréhensibles. Or, mes amis, vous aviez tort. En effet, dans El-Hachem c. Decary (2012 QCCA 2071), la Cour d'appel vient de confirmer un jugement rendu sous l'égide de l'article 54.1 C.p.c. où la juge de première instance en était venue à la conclusion que la demande reconventionnelle, rédigée par le procureur des Défendeurs, était presque impossible à comprendre, ne semblait pas supportée par quelque élément solide et l'avait rejetée.
Dans cette affaire, la Cour est saisie du pourvoi des Appelants contre un jugement qui a rejeté sommairement, sur la base des articles 54.1 C.p.c. et suivants, leur demande reconventionnelle. Ce jugement a été rendu en raison de l'opinion de la juge de première instance que les procédures étaient rédigées de manière tellement vague et floue qu'il était essentiellement impossible de les comprendre et même de bien saisir contre quelle partie elles étaient dirigées. Dans les mots de la Cour d'appel:
[5] Au sujet de cet acte de procédure, la juge de première instance observe avec raison dans une note de bas de page : « L'identification des parties à cette procédure, de même que le libellé des conclusions ne permettent même pas de déterminer avec certitude quelles sont les parties visées par les conclusions recherchées ni qui en sont les bénéficiaires. »
[...]
[7] Enfin, au terme de cet exercice à la fois minutieux et fastidieux, elle conclut par les quatre paragraphes suivants :
[42] Il s'agit d'accusations gratuites qui ne sont pas étayées ni supportées par des faits ou gestes concrets et précis découlant d'une demande de donation, elle-même vouée à l'échec. La Demande reconventionnelle ne comporte aucune allégation de faute ou de reproche factuel et spécifique à l’endroit de Guy.
[43] Cette procédure frivole et dilatoire constitue un abus qui détourne les fins de la justice. En effet, les montants sont réclamés sans aucune justification, évaluation et sans un iota de preuve. Ils sont excessifs y compris les dommages punitifs qui n'ont aucune commune mesure avec les faits allégués. Cela en soi constitue une conduite blâmable suivant les enseignements de la Cour d'appel.
[44] De l'avis du Tribunal, il s'agit d'un cas flagrant où il y a lieu de mettre un terme, dès maintenant, à cette procédure manifestement abusive.
[45] La Requête en rejet ne vise que la Demande reconventionnelle et non la Défense amendée à l'action. Les défendeurs pourront faire valoir leurs droits à l'égard de l'action principale devant le forum approprié, soit la Cour du Québec.
Dans son jugement confirmant la décision de première instance, la Cour souligne que les procédures déposées avec témérité, même en l'absence de mauvaise foi, dénotent un comportement blâmable. Elle ajoute que la rédaction des procédures en l'instance, lesquelles semblent chercher une cause d'action sans en connaître précisément le fondement, est un abus au sens du Code:
[9] Un « comportement blâmable » dans l’exercice d’un recours, c’est aussi, même sans mauvaise foi ou intention de nuire, faire preuve de témérité, par exemple en formulant des allégations qui ne résistent pas à une analyse attentive et qui dénotent une propension à une surenchère hors de toute proportion avec le litige réel entre les parties. En l’occurrence, il est certain qu’un facteur aggravant tient au fait que de telles allégations ont été présentées en demande reconventionnelle dans le cadre d’un recours qui, envisagé de manière réaliste et pratique, avait la simplicité d’une modeste action sur compte.
[10] Déposer un acte de procédure devant un tribunal judiciaire est un geste grave et empreint de solennité, qui engage l’intégrité de celui qui en prend l’initiative. On ne peut tolérer qu’un tel geste soit fait à la légère, dans le but de chercher à tâtons une quelconque cause d’action dont on ignore pour le moment la raison d’être, mais qu’on s’emploiera à découvrir en alléguant divers torts hypothétiques et en usant de la procédure à des fins purement exploratoires. L’avocat qui verse un acte de procédure au dossier de la cour doit respecter certaines règles de forme et de fond. Parmi ces règles se trouvent les articles 76 et 77 du Code de procédure civile, deux dispositions dont il convient de rappeler à la fois l’importance et la portée dans le déroulement d’une procédure judiciaire.
[11] En outre, lorsque l’auteur d’un acte de procédure est un membre du Barreau, les parties sont en droit de s’attendre à ce que cet acte, rédigé par le détenteur d'une formation universitaire et professionnelle idoine, soit rédigé en des termes qui permettent d'en comprendre la teneur et qu’il expose autre chose que des généralités dépourvues de conséquence juridique apparente.
[12] Aussi y a-t-il lieu de sévir en présence d’un acte rédigé comme si quelques vagues imprécations, à la fois vindicatives et inconsistantes, suivies d’une affirmation d’autosatisfaction sous la forme de conclusions grossièrement outrancières, remplissaient ces exigences de fond et de forme. Ce genre de procédé ne saurait justifier que l’on surcharge le système judiciaire et qu’on lui impose de déployer encore plus de ressources pour tenter de tirer au clair ce que la partie elle-même ou son avocat se montre incapable d’expliquer avec un degré raisonnable d’intelligibilité. Donner le bénéfice du doute à cette même partie, à la manière dont on « donne la chance au coureur »,implique en fin de compte que l’on tolère n’importe quoi de n’importe qui n’importe quand. Ce n’est assurément pas ce que la justice exige de la part de l’institution judiciaire.
[13] En l’espèce, la juge de première instance a soigneusement analysé les prétentions des parties appelantes dans leur demande reconventionnelle et elle a démontré par cette analyse que ces prétentions, telles que rédigées, n’avaient aucune assise perceptible en droit.
[14] Il y a donc lieu de rejeter l’appel, avec dépens, et de rappeler que les dépens adjugés en première instance devront comprendre l’honoraire additionnel prévu à l’article 42 du Tarif des honoraires judiciaires des avocats.
Le texte intégral du jugement est disponible ici:
http://bit.ly/WntG5B
Référence neutre: [2012] ABD 427
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