lundi 19 novembre 2012

La divulgation involontaire d'une communication privilégiée pourrait causer la perte du secret professionnel?

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Je vous ne le cache pas, il n'est pas rare que je rencontre des personnes qui sont d'opinion que ma rédaction du présent blogue est une mauvaise idée. Les raisons qui me sont le plus souvent données sont, dans l'ordre: (1)  que je partage gratuitement mon "expertise" et le fruit de mon travail (ce à quoi je réponds que je suis d'opinion qu'une plus grande dissémination gratuite de l'information juridique est à l'avantage de tous), (2) que je donne à mes adversaires des munitions pour invoquer contre moi des billets que j'ai écris (ma réponse: bof) et (3) que je risque d'offusquer les juges qui ont rendu les décisions dans les rares cas où je critique un énoncé de droit ou un résultat particulier. Pour ce qui est de ce dernier point, je suis d'avis que la critique constructive est essentielle à l'avancement et au développement du droit. Qui plus est, mes critiques ne sont jamais personnelles et ne vise que l'énoncé de droit ou le résultat, de sorte que j'espère n'offusquer personne. Pourquoi en parler ce matin? Parce que je suis en vif désaccord avec la décision rendue par la Cour divisionnaire d'Ontario dans  Fernandes v. Marketforce Communications (2012 ONSC 6392).
 

Il n'est pas de mon habitude de traiter des décisions hors Québec, mais, comme on le sait, le droit ayant trait au secret professionnel est largement d'origine jurisprudentielle et les autorités de common law en la matière sont pertinentes.

Dans cette affaire, la question qui se pose est celle de savoir si une partie qui divulgue par inadvertance une communication priviligiée à une tierce partie perd la protection du secret professionnel. En effet, la Demanderesse est une ancienne employée de la Défenderesse. Alors que la Demanderesse est toujours à l'emploi de cette dernière, la directrice des opérations lui fait erronément parvenir une copie d'un courriel destiné aux avocats de la compagnie, lequel discutait de l'emploi de la Demanderesse. Cette dernière produit le courriel en question à l'appui de son action et la Défenderesse en demande l'exclusion.
 
La règle bien établie veut que la divulgation par inadvertance d'une communication privilégiée ne cause pas la perte du secret professionnel (voir, par exemple, notre billet du 22 juillet 2011 sur le sujet: http://bit.ly/TRWRgW). Nonobstant ce fait, la Cour divisionnaire refuse la permission d'en appeler du jugement qui, lui-même, refusait d'exclure le courriel du dossier.
 
Bien qu'il reconnaît l'existence de cette règle, l'Honorable juge Thomas A. Bielby est d'opinion que la décision du premier juge n'est pas dénuée de fondement:
[19] The authorities support the need to consider the issue of unfairness with respect to an argument related to privilege and inadvertent disclosure. In that regard, I have referred to the decision of Justice Farley in Nova Growth Corp. v. Kepinski [2001] O.J. No. 5993 (S.C.), where he ruled that there was no basis for the plaintiff’s argument that the preservation of privilege would cause unfairness to them.  
[20] In the Nova Growthcase, the defendants, as part of their disclosure obligations during litigation, delivered nine boxes of material to the plaintiff and in doing so inadvertently included some privileged material. 
[21] Justice Farley found that the materials in issue were privileged and were delivered inadvertently without the intent to waive privilege. Mere possession did not waive the privilege. The learned judge noted that solicitor-client privilege is a fundamental part of our judicial system and that the inadvertent disclosure does not waive the privilege. 
[...] 
[31] Justice Sproat had the discretion to make the Order on the facts before him. 
[32] There is no doubt that the email affected the plaintiff’s state of mind. It was the catalyst for the subsequent steps taken by the plaintiff and the position underlying her claim of wrongful dismissal. She copied the email and contacted counsel to whom she disclosed the email. She presumably and with legal advice, considered her continued employment and took the position, rightly or wrongly, that the email effectively terminated her employment. 
[33] Without the ability to rely on the email, and its impact upon her, the plaintiff would be at a significant disadvantage in establishing the context for these actions and that her actions were reasonable.   
[34] With respect to the second ground, specifically Rule 62.02(4)(b), there is no good reason to doubt the correctness of the order in question. The motion judge applied the correct legal principles to the issues before him and properly exercised his discretion.
Commentaire:
 
Respectueusement, cette décision me parait problématique. Le simple fait qu'un document soit très important à la cause d'une partie au litige n'a pas l'effet d'anéantir la protection du secret professionnel en l'absence de renonciation ou de négligence de la partie qui invoque le secret. En l'instance, on ne décèle dans la preuve ni renonciation ni négligence, de sorte que le secret professionnel devrait, selon moi, toujours s'attacher au courriel en question.
 
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/UNSlPA
 
Référence neutre: [2012] ABD 419

2 commentaires:

  1. Si je peux permettre de proposer une explication (sans affirmer que cela reflète l'état du droit): on est devant un cas plutôt particulier, où le courriel en question constitue lui-même l'un des principaux faits de l'affaire. Le litige concerne le courriel lui-même et ses impacts et c'est à la limite son existence même qui importe, par opposition au cas où l'on veut utiliser un courriel ultérieur seulement pour faire preuve des faits qu'il relate. Empêcher la partie demanderesse de le mettre en preuve, ce serait ignorer un fait central litige.

    Pour faire un parallèle, si un courriel à l'avocat contenant des propos fortement diffamatoires envers un individu était envoyé par erreur à des tiers, empêcherait-on cet individu de le mettre en preuve dans le cadre d'une action en diffamation découlant de ce fait?

    Cela dit, tout en étant conscient que le secret professionnel de l'avocat demeure une préoccupation de la plus haute importance et une règle presque absolue...

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  2. Ton raisonnement est logique Pascal. D'ailleurs, mon associé Doug Mitchell est d'accord avec toi alors tu es en bonne compagnie. Les tribunaux sont certes soucieux de la possibilité de créer des injustices en appliquant de manière trop stricte les règles relatives au secret professionnel.

    Reste que les communications privilégiées sont presque toujours essentielles ou, à tout le moins, très importantes dans un dossier. Ce n'est pas pour autant une raison de passer outre le respect du secret professionnel. Comme le soulignait la Cour d'appel dans l'affaire Foster Wheeler (dont le texte intégral est disponible ici: http://bit.ly/TcWIqb), l'impossibilité de prouver autrement un fait n'est pas une raison d'anéantir la protection:

    "[109] Compte tenu de l’importance que ce type d’immunité revêt pour l’ensemble du système judiciaire, j’estime que seules des raisons sérieuses, dont la démonstration incombe à la partie qui veut administrer la preuve, peuvent justifier qu’on mette de côté la présomption pour procéder à un examen au cas par cas. L’exercice de vérification de la crédibilité d’un témoin, dont la pertinence ne s’appuierait que sur des indices, ne figure pas à mon avis au nombre de ces raisons. De même, sauf exceptions que seul le contexte de chaque affaire permet d’apprécier, l’impossibilité de prouver autrement un fait pertinent ne devrait pas non plus tenir lieu de justification."

    Ceci étant dit, même dans cet énoncé, la Cour laisse place à des exceptions, ce qui implique que la règle n'est pas d'application automatiquement universelle.

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