dimanche 18 novembre 2012

Dimanches rétro: la renonciation au secret professionnel lorsqu'on prétend s'être fié aux conseils de ses procureurs

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous avons déjà attiré votre attention sur la jurisprudence québécoise qui souligne que la partie qui allègue ou témoigne s'être fiée aux conseils de ses avocats renonce implicitement au secret professionnel (voir nos billets ici: http://bit.ly/XSGk1r et ici: http://bit.ly/ZSSarU). La genèse québécoise de ce courant jurisprudentiel se retrouve dans la décision de 1999 de la Cour d'appel dans Saint-Alban (Municipalité de) c. Récupération Portneuf inc. (1999 CanLII 13284) dont nous traitons aujourd'hui.


La trame factuelle de l'affaire est assez simple.

Au début de l'année 1990, Demanderesse s'adresse à la municipalité Défenderesse pour obtenir la délivrance d'un certificat de conformité pour l'exploitation d'un site de traitement de déchets bio-médicaux. Cette demande suscite une vive opposition de la part de plusieurs citoyens.
 
À la lumière de cette opposition, la Défenderesse consulte ses conseillers juridiques et tergiverse. Après quelques mois, n'ayant pas obtenu de réponse à sa mise en demeure sommant la Défenderesse de lui délivrer le permis sollicité, la Demanderesse dépose une action en mandamus demandant à la Cour supérieure d'ordonner à la municipalité de lui délivrer un certificat de conformité attestant que ses projets d'incinération de déchets bio-médicaux et d'implantation d'un dépôt de matériaux secs ne contreviennent à aucun règlement municipal.
 
Cette action est ultimement accueillie par la Cour supérieure et confirmée par la Cour d'appel. 
 
Alléguant que le certificat a été délivré trop tard et que l'exploitation avec profit de l'entreprise projetée a été rendue impossible par un changement législatif et par l'occupation de ce champ par des concurrents, la Demanderesse poursuit la Défenderesse et sa secrétaire-trésorière pour des dommages évalués à 108 212,95$.
 
En défense à cette action, la Défenderesse allègue avoir agit de bonne foi et s'être fiée aux conseils de ses aviseurs juridiques. Au paragraphe 71 de cette défense, elle allègue spécifiquement:
D'ailleurs, tel qu'il appert de la pièce P-17, la défenderesse, la Municipalité de Saint-Alban, a consulté ses conseillers juridiques qui ont recommandé à la Municipalité de ne pas émettre le certificat requis pour les motifs exposés dans la contestation écrite du mandamus déjà déposée sous la cote P-24;
Qui plus est, lors de son témoignage, le maire de la Défenderesse affirme expressément que le conseil municipal s'est appuyé sur l'opinion juridique reçue pour ne pas émettre de certificat de conformité. La question qui se pose alors est celle de savoir si la Défenderesse a renoncé implicitement au secret professionnel, permettant ainsi à la Demanderesse d'obtenir communication de cette opinion.
 
La Cour d'appel en vient à la conclusion qu'il s'agissait effectivement d'une renonciation au secret professionnel. En effet, il répugnait au droit qu'une partie justifie sa bonne foi en alléguant s'être fiée aux conseils de ses avocats et tout en refusant simultanément d'en dévoiler le contenu sur la base du secret professionnel. L'Honorable juge André Forget s'exprime comme suit:
Les auteurs Sopinka, Lederman et Bryant dans The Law of Evidence in Canada commentent ainsi la possibilité d'une renonciation implicite au secret professionnel:
Whether intended or not, waiver may occur when fairness requires it, for example, if a party has taken positions which would make it inconsistent to maintain the privilege. [...] 
[...] 
The notion of fairness has also been invoked as a basis for waiver when the party directly raises in a pleading or proceedings the legal advice that he or she received, thereby putting that advice in issue. [...] 
[...] 
But what if one party puts in issue the knowledge and intent of the other party? Does the latter lose the privilege because of the position taken by the opposing party? Van Camp J. in the Lloyds Bank Canada case said:
...[T]here is not waiver in every instance where the state of mind is in issue. Certainly it will not be waived where it is the person who seeks the information that has raised the question of reliance.
Le professeur Léo Ducharme traite ainsi de la renonciation tacite au secret professionnel:
En vertu du droit de toute partie à une défense pleine et entière, il y a également renonciation implicite au secret professionnel lorsqu'un client met lui-même en question, dans un litige, une communication qu'il a eu avec un avocat. C'est ce qui se produit, notamment, lorsqu'une partie invoque qu'elle a agi sur les conseils de son avocat[...].
Le professeur Royer, pour sa part, commente ainsi cette question:
Le secret professionnel est maintenant un droit fondamental. La renonciation à ce droit ne se présume pas. Toutefois, le titulaire de ce droit peut, par ses actes, autoriser implicitement un professionnel à révéler un renseignement confidentiel ou renoncer tacitement à invoquer le caractère privilégié d'une communication. À maintes reprises, des autorisations et renonciations tacites ont eu lieu à l'égard du secret professionnel des avocats et des professionnels de la santé. 
[...] Le défendeur qui, pour établir sa bonne foi, allègue qu'il a agi après avoir consulté ses conseillers juridiques, peut renoncer au secret professionnel de l'avocat.
[...] 
Avec égards pour l'opinion contraire, j'estime que Saint-Alban a implicitement renoncé au secret professionnel entourant l'avis juridique de ses avocats. 
Je crois l'avoir suffisamment souligné, on ne doit pas conclure facilement à une renonciation implicite au secret professionnel. On le sait, non seulement les municipalités, mais aussi les organismes publics, les sociétés commerciales et un grand nombre de citoyens consultent un conseiller juridique avant d'agir et règlent souvent leur conduite en conformité avec les avis reçus. Si à chaque fois que leur conduite est remise en cause, la partie adverse peut consulter l'avis juridique obtenu au préalable, on aura alors créé une brèche fort importante dans la protection du secret professionnel. 
Bien que j'aie cité la récente décision de la Cour suprême dans l'affaire R. c. Campbell, je n'oublie pas la mise en garde de mon collègue Chamberland qui rappelait, dans l'affaire Poulin c. Prat, la particularité du droit québécois dont la Charte des droits et libertés de la personne qui protège expressément le secret professionnel. 
Sans perdre de vue la protection accordée par la Charte, j'estime néanmoins que Saint-Alban a franchi la ligne de démarcation qui m'oblige à conclure à une renonciation implicite. Il faut rappeler que c'est la municipalité qui a pris l'initiative d'invoquer l'avis juridique à l'appui de sa bonne foi. Bien plus, Saint-Alban affirme avoir agi conformément à la recommandation de ses conseillers juridiques. À ce sujet, les appelantes, fort habilement, manient l'équivoque: tout en refusant de dévoiler le contenu de cet avis juridique, elles affirment néanmoins que l'opinion de leurs avocats est conforme aux motifs exposés à la contestation du mandamus. N'est-ce pas une façon indirecte de révéler le contenu de cet avis juridique? Les appelantes refusent toutefois à la partie adverse le droit de vérifier cette affirmation.
Le juge Forget ajoute qu'il ne serait pas suffisant de tirer une inférence négative ou de conclure que la Défenderesse n'a pas satisfait son fardeau:
On pourrait croire que le juge n'aurait qu'à tirer une inférence défavorable à la défense; dans R. c. Campbell, le juge Binnie écarte cette façon de voir:
Avec égards, je ne partage pas l'opinion que l'on peut régler par inférences défavorables la question de l'absence de divulgation de renseignements manifestement pertinents à l'égard du moyen de l'avis suivi de bonne foi. Les appelants avaient droit à la divulgation. [...] (p. 50)
On pourrait aussi prétendre qu'il suffira au juge de première instance de conclure que le paragraphe 71 de la contestation n'a pas été prouvé puisque Saint-Alban refuse de déposer cet avis juridique. J'estime, avec égards pour l'opinion contraire, qu'une telle façon de procéder serait injuste pour Récupération étant donné que les allégations contenues au paragraphe 71 s'inscrivent dans un contexte général et qu'il m'apparaît inapproprié de laisser «sous-entendre» que les conseillers juridiques avaient approuvé, au préalable, la position défendue par Saint-Alban, sans permettre à Récupération d'éclaircir ce «sous-entendu».
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/T9NdI0
 
Référence neutre: [2012] ABD Rétro 6 

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