dimanche 21 octobre 2012

Dimanches rétro: la genèse de la théorie de l'abus de droit contractuel

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Lors de l'introduction des Dimanches rétro, je vous promettais des classiques (ce que mon mentor George Hendy appelle des "oldies, but goodies"). En droit civil, difficile de faire beaucoup mieux que la décision dans laquelle la Cour suprême du Canada consacre définitivement la théorie de l'abus de droit contractuel en droit québécois: Houle c. Banque Canadienne Nationale ([1990] 3 R.C.S. 122). 
 

Même si la trame factuelle de l'affaire est bien connue, je la reproduis pour une meilleure compréhension.
 
L'Appelante, une banque, avait fait affaires avec la famille des Intimés et leur compagnie pendant plus de cinquante ans. En vue de se moderniser, la compagnie avait pris contact avec la banque pour obtenir un financement et, en octobre 1973, la compagnie disposait d'une marge de crédit de 700 000 $ et d'une lettre de crédit de 100 000 $.  Suffit pour nos fins de dire que l'Appelante disposait de sûretés importantes pour garantir la marge de crédit et la lettre de crédit
 
En décembre 1973, à la connaissance de l'Appelante, les Intimés ont engagé des négociations avec une société intéressée en vue de vendre leurs actions dans la compagnie pour la somme de 1 000 000 $.  Dans l'intérim, la compagnie demande à l'Appelante de hausser sa marge de crédit pour la porter au montant de 900 000 $. Dans son analyse de cette demande, l'Appelante obtient un rapport d'un cabinet d'experts comptables sur la situation financière de la compagnie. Ce rapport ne satisfait de toute évidence pas l'Appelante, puisqu'elle décide d'immédiatement rappeler son prêt. En moins d'une demi-journée, l'Appelante prend possession des actifs de la compagnie et procède à leur liquidation.

Quelques semaines plus tard, les Intimés ont vendu leurs actions de la compagnie à la société avec laquelle ils avaient entamé des négociations, pour le prix de 300 000 $. Les Intimés ont poursuivi la banque en Cour supérieure pour la somme de 700 000 $, alléguant que leur perte était entièrement attribuable à la conduite abusive de l'Appelante dans la prise de possession et la liquidation intempestives des actifs de la compagnie. 
 
Les Intimés ont obtenu gain de cause tant en première instance qu'en appel, se voyant accordés un montant de 250 000$ en dommages.

Pourtant, tous les gestes posés par l'Appelante lui étaient strictement permis par la documentation contractuelle pertinente. C'est en application de la théorie de l'abus de droit contractuel que les tribunaux inférieurs ont sanctionné le comportement de l'Appelante. La Cour suprême confirme ce raisonnement.
 
Au nom d'un banc unanime, l'Honorable juge Claire L'Heureux-Dubé confirme en termes clairs l'application de la théorie de l'abus de droit contractuel en droit québécois:
Malgré la réception de cette théorie par la doctrine en France et au Québec, les tribunaux québécois se sont montrés réticents à la reconnaître et à l'appliquer. En fait, l'ancienne jurisprudence québécoise affichait même son hostilité à l'idée que des droits contractuels puissent faire l'objet d'abus. Dans l'arrêt Quaker Oats Co. of Canada v. Côté, [1949] B.R. 389, les juges Galipeault et Marchand ont tous deux conclu que la doctrine de l'abus des droits n'avait que très peu d'application en droit québécois. Citant Mignault, le juge Galipeault affirme, à la p. 396:  
[...] 
La théorie de l'abus des droits contractuels est conforme aux principes fondamentaux du droit civil québécois où les notions de bonne foi et de conduite raisonnable imprègnent toute la théorie des droits et des obligations, tant dans le domaine contractuel (art. 1024 C.c.B.-C.) qu'extra-contractuel. Elle correspond également à la philosophie générale du traitement favorable accordé au débiteur dans les rapports contractuels (voir, à titre d'exemple, les art. 1070, 1141 et 1152C.c.B.‑C.).

Mais, de façon plus fondamentale, la théorie de l'abus des droits contractuels remplit aujourd'hui une importante fonction à la fois sociale et économique, celle d'un contrôle nécessaire des droits contractuels. Bien qu'elle puisse représenter un écart par rapport à la conception absolutiste des décennies antérieures, qu'illustre la célèbre maxime "la volonté des parties fait loi", elle s'inscrit dans la tendance actuelle à concevoir les droits et obligations sous l'angle de la justice et de l'équité (témoignent de cette tendance les lois sur la protection du consommateur, le droit familial en matière de disposition des biens familiaux lors du divorce et au décès, la notion de "lésion entre majeurs" mise de l'avant dans les réformes envisagées au Code civil du Québec, etc.). S'il y a risque d'introduire ainsi une certaine incertitude dans les rapports contractuels, c'est là un juste prix à payer pour l'acceptation de la théorie de l'abus des droits; cette incertitude peut d'ailleurs être contrebalancée par la présomption de bonne foi, qui demeure le pilier des relations contractuelles. Les tribunaux ont jusqu'à maintenant démontré, en appliquant cette théorie, qu'ils ne sanctionnent que les écarts marqués par rapport à la norme générale de conduite acceptable dans notre société. Comme le souligne le professeur Pierre‑Gabriel Jobin dans une récente conférence devant le Barreau du Québec intitulée "L'abus de droit contractuel depuis 1980", dans Congrès annuel du Barreau du Québec (1990), 127, à la p. 132:

À bien des égards, l'abus de droit est aux rapports contractuels ce que la faute de l'article 1053 C.c.[B.‑C.] est aux rapports extra-contractuels.
Si cette théorie ne faisait pas déjà partie du droit civil québécois, il ne devrait donc plus y avoir aucune hésitation à l'adopter.
En plus de confirmer l'application de cette théorie en droit québécois, la juge L'Heureux-Dubé discute du cadre d'analyse de l'abus. Elle en vient à la conclusion que l'exercice d'un droit contractuel, pour ne pas être abusif, doit être raisonnable compte tenu des circonstances pertinentes:
En résumé, donc, il semble que la théorie de l'abus des droits contractuels fasse aujourd'hui incontestablement partie du droit québécois. Fondée au départ sur le critère rigoureux de la malice ou de la mauvaise foi, la norme servant à apprécier l'existence d'un tel abus s'est élargie pour inclure maintenant le critère de l'exercice raisonnable d'un droit, tel qu'il est incarné dans la conduite d'une personne prudente et diligente. Ce critère peut couvrir un grand nombre de situations, y compris l'utilisation d'un contrat à une fin autre que celle envisagée par les parties. On pourrait donc formuler ainsi le critère approprié: tels droits ont‑ils été exercés dans un esprit de loyauté? Pour ce qui est du fondement de la théorie, suivant la solution à la fois doctrinale et jurisprudentielle au Québec, c'est bien le régime contractuel de responsabilité qui régit l'abus d'un droit contractuel puisque, implicitement en droit civil, les parties à tout contrat s'engagent à agir, dans l'exercice de leurs droits contractuels, à la manière prudente et diligente d'une personne raisonnable et dans les limites de la loyauté. S'il y a violation de cette obligation implicite, la responsabilité contractuelle est alors engagée à l'égard du cocontractant.
Depuis cette décision, l'abus de droit contractuel a pris beaucoup de place en droit québécois, particulièrement suite à l'entrée en vigueur du Code civil du Québec qui a souligné l'importance de la bonne foi dans l'exercice de tout droit. Reste que l'affaire Houle a marqué un grand tournant jurisprudentiel.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/Qzl4IE

Référence neutre: [2012] ABD Rétro 2

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