jeudi 13 septembre 2012

La simple publication de propos diffamatoires sur les médias sociaux ne constitue pas en soi une preuve ni une présomption de préjudice

par Samuel Grondin
Étudiant en droit, Université de Sherbrooke

Il est désormais de notoriété publique que l’utilisation des réseaux sociaux permet une diffusion à grande échelle d’une information et ce, très rapidement. Ainsi, prêcher par excès de prudence quant à ce qui est publié sur autrui n’est certainement pas un défaut afin d’éviter toute action en diffamation. Le jugement Lapierre c. Sormany (2012 QCCS 4190) démontre cette nouvelle réalité et va dans le même sens qu’un billet précédent (http://bit.ly/RJCoNY) en concluant que l’appréciation du préjudice sur les médias sociaux s’évalue par son « effet viral » et sa retransmission par les internautes du cyberespace, sa simple publication n’étant pas en soi une preuve complète de préjudice.
 
Dans cette affaire, il est question de la publication par inadvertance d’un commentaire diffamatoire concernant le demandeur sur le babillard Facebook d’une tierce personne. Étant d’avis que le contenu du message diffusé non pas de manière privée, mais bien publiquement portait atteinte à son honneur, le demandeur intention en action en diffamation contre l’auteur du commentaire Facebook à son sujet.
 
Au stade de l’évaluation du quantum des dommages, il est question de « l'ampleur à large échelle de la diffusion du texte [litigieux] » au sujet duquel l’Honorable juge Michel Yergeau affirme que la simple preuve de la publication du message diffamatoire sur les média sociaux ne suffit pas pour remplir le fardeau de preuve du préjudice incombant au demandeur :
[120] Or, la preuve de ce préjudice revient à cette dernière qui ne bénéficie pas d’une présomption particulière du fait que le propos aurait été diffusé par le biais d’un réseau que l’on dit social, Facebook, Twitter, Youtube, My Space ou autre. S'il est vrai qu'«Internet est un puissant outil de diffusion» et que ceux «qui parlent ou écrivent sur Internet doivent le réaliser», la publication d'un commentaire sur les réseaux sociaux ne dispense pas le demandeur de faire la preuve du préjudice subi même s'il est admis que le message peut se transmettre plus vite et plus loin que lorsque publié par des moyens plus traditionnels. Comme le soulignait Me Frédéric Letendre, en 2010, ces « plateformes peuvent facilement devenir des lieux de “dérapage incontrôlé” », mais encore l'octroi de dommages-intérêts punitifs faut-il en faire la preuve. Le Tribunal reviendra sur cet aspect. 
[…] 
[191] [Le demandeur] fait grand cas du fait que les propos reprochés [au défendeur] aient été diffusés sur le réseau social Facebook. Il plaide l’effet insaisissable de l’utilisation de ce mode de communication et l’effet viral qui résulte du renvoi en cascade non seulement via Facebook mais via Twitter. 
[192] A l’appui de cette prétention, [le demandeur], dans ses notes et autorités, cite le passage suivant de l’arrêt Crookes c. Newton de la Cour suprême :
«(…)Parce qu’il constitue un moyen d’expression si puissant, l’Internet peut s’avérer un véhicule extrêmement efficace pour exprimer des propos diffamatoires. Dans Barrick Gold Corp. c. Lopehandia (2004), 71 O.R. (3d) 416 (C.A.), par. 32, le juge Blair a reconnu [traduction] «l’énorme pouvoir» de l’Internet de porter atteinte à la réputation, citant avec approbation le passage suivant d’un article de Lyrissa Barnett Lidsky, «Silencing John Doe : Defamation & Discourse in Cyberspace» (2000), 49 Duke L.J. 855, p. 863-864 :
[traduction] Bien que, du point de vue de l’exactitude, elles puissent avoir les qualités éphémères du commérage, les communications par Internet sont transmises par le biais d’un médium beaucoup plus répandu que la presse écrite, et c’est ce qui leur confère l’énorme pouvoir de porter atteinte à la réputation de quelqu’un. Une fois lancé dans le cyberespace, un message peut être lu par des millions d’individus dans le monde entier. Même si le message est affiché dans un forum de discussion qui n’est fréquenté que par un nombre restreint de personnes, chacune d’elles peut le diffuser à son tour en l’imprimant ou – ce qui est plus probable – en le transmettant instantanément à un autre forum de discussion. Et si le message est suffisamment provocateur, il peut être diffusé à répétition. La capacité extraordinaire de l’Internet de reproduire presqu’à l’infini n’importe quel message diffamatoire vient renforcer la notion selon laquelle «la vérité rattrape rarement le mensonge». Le problème qui se pose, du point de vue du droit relatif à la diffamation, est donc de savoir comment protéger la réputation sans détruire le potentiel de l’Internet en tant qu’espace de débat public.»
[…] 
[194] Affirmer, à l’instar de la Cour suprême dans l’arrêt Crookes, que « l’Internet peut s’avérer un véhicule extrêmement efficace pour exprimer des propos diffamatoires », ne suffit pas. Encore faut-il que la preuve démontre que le commentaire [du défendeur] du 26 septembre ait voyagé dans le cyberespace et qu’il ait été lu et retransmis largement par les Internautes. Si la calomnie a des effets rampants et pernicieux, comme le soulignait si éloquemment Beaumarchais, il ne suffit pas d'invoquer ceux-ci pour relever le plaideur de son obligation de prouver le dommage du seul fait qu'ils ont été publiés par la voie électronique. 
[195] Or, la preuve ne pointe pas dans cette direction. Tout au plus existe-t-il quelques tweets et un forum de discussion (blogue) pointant du doigt [le demandeur], sans qu’il soit possible d’établir une relation de cause à effet entre le texte reproché à [le défendeur] et les textes affichés sur Twitter. 
[196] Notons que le demandeur a certes mis en preuve la liste des « amis Facebook » du défendeur mais que c’est plutôt la liste des « amis Facebook » de Mme Millette qui aurait été utile pour mesurer l’effet viral invoqué par le demandeur. Cette dernière avait été assignée comme témoin devant le Tribunal mais n’a pas été appelée à témoigner. Rien ne révèle non plus que le commentaire de [le défendeur] ait été communiqué à ses propres « amis Facebook ». 
[…] 
[199] Le Tribunal ne remet aucunement en question le fait que les réseaux sociaux et Internet sont des outils puissants pour saper, voire détruire, souvent sous le couvert de l’anonymat, des réputations. Les exemples en sont innombrables. La nature même des réseaux sociaux, leur caractère volatil et souvent capricieux, la possibilité de diffuser à un large auditoire un texte préjudiciable à quelqu’un en l’attachant à son propre commentaire ont des effets multiplicateurs et démultiplicateurs qui donnent froid dans le dos quand on y réfléchit. 
[200] Sauf que l’effet délétère sur la réputation [du demandeur] n’a pas été démontré, pas plus que l'ampleur à large échelle de la diffusion du texte [du défendeur].
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/QT44uc
 
Référence neutre: [2012] ABD 325

Autres décisions citées dans le présent billet:

1. Graf c. Duhaime, J.E. 2003-1141 (C.S.), par. 248.
2. Crookes c. Newton, [2001] 3 R.C.S. 269, par. 37.

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