mercredi 12 septembre 2012

Dans une chicane entre actionnaires, qui nomme le procureur qui agira pour la compagnie?

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Les disputes entre actionnaires et les recours en oppression donnent souvent lieu au soulèvement de questions difficiles en droit corporatif. Une de ces questions est celle de savoir qui a le pouvoir de nommer le procureur qui agira pour la compagnie dans le cadre d'un tel litige. Or, il semble que la Cour d'appel aura la chance de se prononcer sur la question puisque l'Honorable juge Clément Gascon a accordé la permission d'en appeler dans l'affaire Lucien Vanier et Fils c. Vanier (2012 QCCA 1559).


En droit québécois, la question de savoir qui a le pouvoir de nommer le procureur qui agira pour la compagnie ne semble pas encore clairement réglée. S'agit-il des actionnaires, des administrateurs ou du président.

Plusieurs autorités semblent suggérer que c'est ce dernier qui a le pouvoir de nommer un procureur pour la compagnie. Le professeur Martel souligne l’existence de cette jurisprudence dans son ouvrage (MARTEL, P., La Société par actions au Québec – Les aspects juridiques, Éditions Wilson & Lafleur, Martel Ltée, Montréal, 2011, par. 26-174):
26-174 Par exemple, la jurisprudence a reconnu le droit du président d’une société d’intenter des poursuites au nom de celle-ci et d’engager un procureur ad litem, sans qu’aucune résolution du conseil n’ait à être adoptée. […]
Dans l’affaire Auclair, l’Honorable juge Silcoff allait d’ailleurs aussi loin que d’indiquer qu’il était du devoir du président de la compagnie de nommer des procureurs pour celle-ci :
28 Martin Auclair, à titre de vice-président de la Compagnie, agissant comme remplaçant du président à cause de sa maladie et de son incapacité d'agir, avait non seulement le pouvoir de nommer des procureurs pour défendre les intérêts de la Compagnie en l'instance, il avait aussi le devoir d'agir à ces fins. Bien que ce ne soit qu'une conclusion subsidiaire, Serge Auclair recherche notamment, par sa Requête introductive d'instance, la liquidation de la Compagnie. C'est la peine de mort de la Compagnie.  
29 De l'avis du tribunal, s'ils avaient omis de mandater un avocat pour défendre les intérêts de la Compagnie, Martin Auclair et les autres administrateurs et dirigeants auraient vraisemblablement manqué à leurs devoirs.  
30 Le procureur de Serge Auclair plaide qu'il y a une distinction à faire dans les litiges visant des conflits entre actionnaires par rapport aux autres types de conflits. Prétendant que les pouvoirs normalement déchus aux dirigeants sont limités dans de tels cas, il avance qu'ils ne pourraient être autorisés à choisir eux-mêmes le procureur pour la Compagnie.  
31 Appelé à préciser qui aurait alors, selon lui, ce pouvoir de choisir et mandater un procureur au nom de la Compagnie, il propose que ce soit son client, Serge Auclair. En somme, si le tribunal devait suivre cette suggestion, Serge Auclair, le demandeur, serait celui qui mandaterait le procureur de la Compagnie dans le cadre de la défense de sa propre action.  
32 Voilà qui est déraisonnable. On ne peut concevoir que celui qui cherche à liquider la Compagnie soit également celui qui mandate le procureur appelé à la défendre.  
33 Le tribunal conclut donc que M. Martin Auclair avait le pouvoir, même le devoir, de nommer les procureurs afin de défendre les intérêts de la Compagnie. En nommant Ogilvy Renault à ces fins, il a agi avec autorité et de façon appropriée.
Cet énoncé de principe est entériné par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Électrique Glaswerk, où celle-ci souligne que la LCSA ne réserve pas aux administrateurs le droit ou pouvoir de confier un mandat à des procureurs :
57 Sicotte était un dirigeant (président) des appelantes. Or, l'inhabilité que décrète la Loi canadiennes sur les sociétés canadiennes n'empêche pas l'administrateur failli d'agir comme dirigeant. À ce titre, il pouvait donc agir de façon que les appelantes donnent mandat d'intenter une action, ce qui n'est pas un acte que la loi réserve aux administrateurs.
Finalement, dans l'affaire récente de Gestion Famille Crevier inc. c. Monsieur Vance Holdings inc. (2012 QCCS 973), l'Honorable juge Louis J. Gouin accepte lui aussi que ce pouvoir est normalement dévolu au président de la compagnie.
 
Or, dans la décision qui nous intéresse aujourd'hui, le juge de première instance, en plus de déclarer inhabile le procureur qui occupait jusqu'à ce moment pour la compagnie (nommé par l'actionnaire majoritaire de la compagnie), décrète que le nouvel avocat de la compagnie devra être choisi de concert par tous les actionnaires et, à défaut, par la Cour.
 
Cette solution a pourtant déjà été expressément rejetée par la Cour d'appel dans l'affaire Cogismaq, où elle écrivait:
29 Avec beaucoup d'égards, la mesure retenue par le juge de première instance d'ordonner que les avocats devant agir pour l'appelante soient choisis par entente entre les codéfendeurs et l'intimé, par ailleurs, demandeur, paraît, dans les circonstances, inappropriée. Qu'à défaut d'entente, l'une ou l'autre des parties puisse s'adresser au tribunal pour la nomination d'un avocat tient d'une ordonnance d'exception que rien, du moins jusqu'à la présentation de la requête en Cour supérieure, ne paraissait ici justifier. […]
C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles le juge Gascon accorde la permission d'en appeler du jugement rendu:
[13] De même, la conclusion du jugement entrepris voulant que le choix de l'avocat de la Compagnie se fasse conjointement par tous ses actionnaires, et à défaut, par la Cour, semble interpeller, à prime abord, l'étendue des devoirs et obligations des administrateurs d'une compagnie à cet égard. Dans une situation similaire, la Cour a déjà exprimé sa réserve face à une telle formule. Il convient selon moi de s'y attarder de nouveau.
Nous suivrons donc avec beaucoup d'intérêt cette affaire.
 
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/QJwyMC
 
Référence neutre: [2012] ABD 323
 
Autres décisions citées dans le présent billet:
 
1. Auclair c. Auclair, EYB 2005-94708 (C.S.), par. 28-33.
2. Électrique Glaswerk inc. c. Axa Boréal assurance inc., EYB 2005-96389 (C.A.), par. 57; demande d’autorisation d’appel à la Cour Suprême rejetée, no 31239, 23 mars 2006.
3. Cogismaq International inc. c. Lafontaine, EYB 2008-149740 (C.A.).

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Notre équipe vous encourage fortement à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d'alimenter les discussions à propos de nos billets. Cependant, afin d'éviter les abus et les dérapages, veuillez noter que tout commentaire devra être approuvé par un modérateur avant d'être publié et que nous conservons l'entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.