Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
En pratique, les plaideurs avisent souvent leurs clients qu'il est plus difficile d'obtenir la permission d'en appeler d'une décision interlocutoire que d'avoir gain de cause au mérite de l'appel. Cet énoncé est basé sur le fait que pour obtenir la permission d'en appeler, convaincre un juge unique que le jugement de première instance est erroné ne suffit pas, il faut également le convaincre que les critères des articles 29 et 511 C.p.c. sont satisfaits (ce qui n'est pas mince affaire). Au fond de l'appel, démontrer que le jugement de première instance est mal fondé suffit (du moins, on le croyait). Cependant, à la lumière de la décision majoritaire récente de la Cour d'appel dans Elitis Pharma inc. c. Rx Job inc. (2012 QCCA 1348), cet énoncé s'avère incorrect.
Dans cette affaire, l'Appelante obtient la permission d'en appeler d'un jugement qui a rejeté des objections à la preuve dans le cadre d'un interrogatoire préalable. Le présent jugement traite du fond de l'appel.
Or, les juges qui composent la majorité, les Honorables juges Rochon et Kasirer, sont d'opinion que l'appel doit être rejeté non pas parce que le jugement de première instance est bien fondé, mais plutôt parce que l'Appelante ne rencontrait pas, selon eux, les critères de l'article 29 C.p.c. pour obtenir la permission d'en appeler. Ce faisant ils se trouvent à réviser la décision du juge unique:
[19] Il est important de noter qu'il est de l'essence même du jugement qui rejette une objection à la preuve de forcer la communication d'une information qu'une partie estime confidentielle ou du moins qu'elle ne souhaite pas communiquer. Cela, en soi, ne permet pas de la classer dans l'une des catégories de l'article 29 C.p.c.
[...]
[23] Il ne suffit pas, selon le texte même de l'article 29 C.p.c., d'invoquer un préjudice irrémédiable – ou encore grave voire important – encore faut-il que le jugement final ne puisse y remédier.
[24] La qualification du jugement interlocutoire de l'article 29 C.p.c.ne relève pas de l'exercice de la discrétion judiciaire. Lorsqu'il analyse l'article 29 C.p.c., le juge unique n'exerce pas un contrôle sur l'opportunité d'accorder la permission d'interjeter appel. Comme l'écrit le juge Louis LeBel dans un article paru avant les modifications apportées à l'article 511 C.p.c. en 1986, le rôle du juge unique sous l'article 29 C.p.c.« se restreint à la classification ou à la qualification du jugement. Il ne s'étend pas à la vérification du sérieux des motifs d'appel ». Certes, le juge unique doit examiner le texte de l'article 29 C.p.c., ce qui nécessairement implique un exercice interprétatif. Toutefois, cette interprétation est limitée par les conditions de fond qui sont énoncées à l'article en question. Dès qu'un jugement interlocutoire s'inscrit dans l'une de ces conditions, le juge doit examiner si les fins de la justice requièrent que soit accordée la permission d'appeler. À l'inverse, la permission ne peut être accordée pour le jugement qui ne satisfait pas aux mêmes conditions, quelle que soit, par ailleurs, la lecture que le juge fait des fins de la justice. De ce point de vue, l'article 29 C.p.c. pose une question préalable de compétence.
[25] Il n'y a pas d'appel sans texte de loi. Si le droit d'appel n'existe pas sans texte, il demeure que l'exercice d'interprétation procure une certaine marge de manœuvre au juge. Toutefois, l'interprétation ne peut pallier l'inexistence d'un texte.
[26] Contrairement à l'article 26, rien n'indique dans l'article 29 C.p.c.une discrétion ou une mesure d'appréciation judiciaire à l'exception de l'évaluation du caractère utile ou inutile du retard mentionnée à l'alinéa 3 du paragraphe 1 de l'article 29 C.p.c. Avant même d'aborder l'article 511 C.p.c., le juge unique doit avoir préalablement conclu que le jugement interlocutoire s'inscrivait dans l'une ou l'autre des trois situations juridiques prévues au premier alinéa de l'article 29 C.p.c. S'il conclut que tel est le cas, il exercera alors la discrétion judiciaire prévue à l'article 511 C.p.c.pour accorder ou refuser la permission d'appeler si les fins de la justice le requièrent ou pas.
Pour sa part, l'Honorable juge Dalphond, dissident, aurait accueilli l'appel. Selon lui, il n'est pas du rôle du banc de la Cour de réviser l'appréciation faite par le juge unique de la question de savoir si les critères de l'article 29 sont rencontrés.
En effet, bien qu'il soit d'accord avec la majorité que le banc doit intervenir lorsque le droit d'appel n'existe pas, il distingue cette situation de celle où l'on conteste l'appréciation par le juge unique d'un droit d'appel existant:
[74] À mon avis, le jugement rendu sous l'art. 511 par une juge unique en application de l'art. 29 C.p.c. est attributif de compétence à la Cour (ou d'épuisement de compétence en cas de refus de la permission) et ne peut faire l'objet d'une modification au motif d'une interprétation différente des situations décrites à l'art. 29. Il faut éviter d'encourager sa remise en question par des requêtes à une formation où une partie en contestera la validité ou en demandera l'équivalent d'une nullité pour excès de compétence. De même, il ne faut pas inviter les avocates à créer une étape intermédiaire de contestation de l'autorisation. C'est là pourtant des effets potentiels de l'approche proposée par mes collègues.
[...]
[78] Cela dit, je suis d'accord avec le principe qu'une juge unique ne peut conférer compétence à la Cour sur une matière où un droit d'appel n'existe pas. Ainsi une juge ou la Cour ne peut accorder une permission d'appeler à l'égard d'un jugement interlocutoire, rendu avant ou pendant le procès, n'entrant manifestement pas dans l'une des catégories expressément mentionnées à l'art. 29. Conformément à ce principe, dans le jugement Globe and Mail (The) c. Canada (Procureur général), J.E. 2008-1821 , 2008 QCCA 1685 , j'ai dû me résigner à refuser la permission sollicitée parce que l'objection du journaliste quant à l'identification de sa source devait être considérée comme soulevée dans le cadre d'un procès distinct (l'instance en intervention). Elle était donc régie par le deuxième alinéa de l'art. 29, non par le premier, et les avocats du journal se refusaient à contester la validité de l'art. 29 tel qu'actuellement rédigé qui ne permet pas l'appel d'une objection rejetée pendant un procès, sauf à l'égard du secret professionnel et du secret d'État. Il faudra ensuite l'intervention de la Cour suprême du Canada, régie par des règles propres qui permettent l'appel d'un jugement final dans la province, pour infirmer le rejet de l'objection par la Cour supérieure : Globe and Mail c. Canada (Procureur général), [2010] 2 R.C.S. 592 , 2010 CSC 41.
[79] De même, la juge unique qui accorde la permission d'appeler d'un jugement final appelable de plein droit ou qui accueille une requête pour permission présentée 60 jours après le jugement attaqué ne peut conférer compétence à la Cour. Dans les deux cas, l'appel sera irrégulièrement formé et pourra être rejeté par une formation sous l'art. 501 (2) C.p.c., voire même, proprio motu puisqu'il s'agit d'une question de compétence rationae matériae. Dans ces situations, comme d'ailleurs celle décrite au paragraphe précédent, la juge unique agit sans compétence apparente. Son jugement est un cas clair d'excès de compétence stricto sensu. En pareil cas, les principes énoncés par la Cour dans Kansa General International Insurance Co. (liquidation de), précité, trouvent pleinement application.
[80] En résumé, il ne faut pas confondre, d'une part, la révision de la façon dont une juge unique interprète sommairement une des catégories prévues à l'art. 29 puis exerce sa discrétion d'autoriser un pourvoi avec, d'autre part, les cas d'absence manifeste de compétence. Seuls ces derniers peuvent justifier un contrôle de la légalité du pourvoi par la Cour. Dit autrement, il faut distinguer entre exercice de sa compétence par la juge unique et absence de compétence; la Cour ne peut intervenir que dans le deuxième cas, comme le démontre, selon moi, une lecture attentive de la jurisprudence où la Cour écarte la possibilité de révision des jugements de la juge unique (hormis les cas où une loi le prévoit), tout en affirmant qu'un jugement de la juge unique rendu en l'absence de compétence ne peut validement fonder celle de la Cour (voir par ex. : Kansa General, précité; Québec (Commission de la santé et sécurité du travail) c. Rolls-Royce Ltd , [1997] J.Q. no 1189, par. 15 (C.A.)).
Ici, le juge Dalphond en vient à la conclusion qu'il était possible et raisonnable pour le juge saisi de la permission d'en appeler de conclure que le jugement de première instance tombait sous l'une des catégories de l'article 29, nommément qu'il ordonnait quelque chose qui ne pouvait être remédié par le jugement au mérite. Dès lors, il n'était plus du ressort du banc d'analyser plus loin le jugement d'autorisation.
Commentaire:
Soit dit avec beaucoup d'égards, je dois me prononcer en accord avec l'opinion du juge Dalphond sur la question. Il ne me semble certes pas souhaitable que les appels interlocutoires au fond deviennent un forum pour presque systématiquement remettre en question le jugement sur la permission d'en appeler, ce qui risque fort d'être le cas en application de la décision de la majorité. Je trouve convaincant l'argument du juge Dalphond à l'effet qu'une fois la permission d'en appeler accordée, présumant bien sûr l'existence d'un droit d'appel, la Cour est dûment saisie d'un appel.
Il sera intéressant de voir maintenant quel impact pratique cette décision aura sur l'audition au fond des appels de jugements interlocutoires.
Le texte intégral du jugement est disponible ici:
http://bit.ly/QVVQ4I
Référence neutre: [2012] ABD 263
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