Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
On peut facilement comprendre la volonté de certaines personnes d'assurer la continuité de leur lignée famille et de l'utilisation de leur nom de famille après leur décès. Est-ce pour autant possible de stipuler, dans un testament, que certaines personnes ne pourront se qualifier comme héritiers que si elles changent leur nom de famille? Dans Savard c. Curtin-Savard (2012 QCCS 3523), l'Honorable juge Normand Gosselin répond par la négative à cette question.
Dans cette affaire, les Demandeurs présentent une requête pour jugement déclaratoire à l'égard du testament de la Mise en cause signé le 21 novembre 2006 et vérifié le 29 avril 2011. Dand ce testament, la Mise en cause pose à ses héritiers certaines conditions visant à assurer la pérennité du nom de famille de son premier mari, nommément le fait que pour pouvoir être bénéficiaire de la fiducie testamentaire créée, les Demandeurs devront changer leur nom de famille pour qu'il inclut le nom Curtin (soit seul ou en forme composée).
Les Demandeurs font valoir que cette condition contrevient à l'ordre public et doit être déclarée nulle.
Le juge Gosselin, d'avis que le droit au nom est un droit fondamental protégé par le droit québécois, en vient à la conclusion que la stipulation en question est contraire à l'ordre public:
[42] Il est exact qu'une condition testamentaire ayant pour effet de brimer un droit ou une liberté reconnu par la Charte contrevient à l'ordre public, puisqu'illicite. Le tribunal fait sienne la proposition suivante de la professeure Madeleine Cantin Cumyn :
« Alors que la doctrine antérieure à la Charte suggère qu'il faille tenir compte du but poursuivi par le testateur, l'article 49 de la Charte écarte la nécessité d'une preuve d'intention pour ne s'en tenir qu'à l'effet de la clause sur la liberté du demandeur. Si, en effet, le deuxième alinéa de l'article énonce expressément que l'atteinte illicite, lorsqu'elle est intentionnelle, donne droit en outre à des dommages exemplaires, c'est qu'une atteinte peut être illicite sans être intentionnelle. La preuve de l'effet de la clause litigieuse est donc suffisante. »
[...]
[52] Ainsi, dans cette sphère d'autonomie individuelle garantie par le droit à la vie privée se trouve la faculté de maintenir ou de modifier son nom, lequel constitue « l'imprimatur » de la personnalité.
[53] La condition posée ici par la testatrice porte-t-elle atteinte à la faculté de ses héritiers de maintenir le nom de famille qui leur a été donné ou qu'ils ont choisi ?
[54] Le tribunal estime que oui.
[55] Pour le demandeur lui-même, la condition serait fatale, puisqu'au décès de la testatrice, son nom de famille ne comportait pas celui de « Curtin ». Il faut y voir une sanction par la testatrice du libre choix exercé par son fils. Cette sanction contrevient au droit du demandeur de choisir librement son nom, droit protégé par la Charte. Par conséquent, cette condition va à l'encontre de l'ordre public et, partant, est réputée non écrite.
[56] Pour les enfants du demandeur, l'atteinte est la même. Ils ne sont pas disqualifiés au décès de la testatrice, mais ils le seront tous si l'un d'eux, à l'âge de 19 ans, n'a pas modifié son nom de famille pour y inclure le nom de« Curtin ».
[57] Enfin, l'engagement que chacun doit souscrire pour toucher sa part constitue une forme l'aliénation d'un droit de la personnalité dont on sait qu'il est incessible. En outre, il s'agit d'une contrainte qui brime le droit des héritiers à la vie privée.
[58] Il convient de citer cet extrait de l'arrêt R. c. Big M. Drug Mart Ltd repris par les juges L'Heureux-Dubé et Bastarache dans Vice-Versa:
« La liberté peut se caractériser essentiellement par l’absence de coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l’État ou par la volonté d’autrui à une conduite que, sans cela, elle n’aurait pas choisi d’adopter, cette personne n’agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu’elle est vraiment libre. L’un des objectifs importants de la Charteest de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte. La coercition comprend non seulement la contrainte flagrante [...] mais également les formes indirectes de contrôle qui permettent de déterminer ou de restreindre les possibilités d’action d’autrui. »
[59] En conséquence, les conditions imposées par la testatrice à la clause VIII de son testament en rapport avec l'usage du nom de famille de « Curtin » ou « Curtin-Savard » sont réputées non écrites. De la même façon, il ne sera plus nécessaire d'attendre que le cadet des enfants de chaque famille ait atteint l'âge de 25 ans pour la remise des bénéfices de la fiducie, puisque ce délai est intimement lié au respect de la condition.
Le texte intégral du jugement est disponible ici:
http://bit.ly/MXJcm8
Référence neutre: [2012] ABD 262
Autres décisions citées dans le présent billet:
1. Aubry c. Éditions Vice-Versa, [1998] 1 R.C.S. 591.
2. R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295.
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