mardi 7 août 2012

Un légataire universel est une personne intéressée et ne peut donc signer un testament au nom du testateur

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

L'article 727 C.c.Q. est une disposition exorbitante du droit civil québécois. Par celle-ci, le législateur permet au testateur de faire signer son testament par un tiers pour lui, en sa présence et suivant ses instructions. Dans la récente affaire de Lemaine (Succession de) (2012 QCCA 1371), la Cour devait se pencher sur la question de savoir si le légataire universel au terme du testament est un tel "tiers".

Le 6 mai 2007, à l'âge de 50 ans, décède M. Yves Lemaine. Gravement handicapé à la suite d'un accident d'automobile survenu en 1982, c'est sa mère, puis sa sœur, l'Appelante, qui ont administré ses biens jusqu'à son décès. Quelques mois avant son décès, M. Lemaine fait apparemment un testament devant témoins par lequel il lègue tous ses biens meubles et immeubles à l'Appelante. Cette dernière est autorisée à signer au nom de son frère. Les deux témoins sont les enfants majeurs de l'appelante.

L'historique des procédures est quelque peu complexe et le récit complet de celles-ci n'est pas nécessaire pour nos fins. Retenons seulement que l'Appelante demande ultimement à la Cour supérieure de vérifier le testament. Cette demande est contrée par le dépôt d'une requête en irrecevabilité dans laquelle il était allégué que l'Appelante, légataire universelle du défunt, n'était pas un tiers au sens de l'article 727 C.c.Q. et ne pouvait donc signer le testament.

Cette requête en irrecevabilité est accueillie par l'Honorable juge Steve J. Reimnitz. C'est cette décision que l'Appelante conteste en l'instance.

Les Honorables juges Jean Bouchard et Jean Pelletier, lesquels rédigent des opinions séparées mais qui en viennent au même résultat, confirment cette décision.

Le juge Bouchard indique ce qui suit:
[22] À mon avis, l'appelante, parce qu'elle est légataire universelle et donc intéressée, ne peut être considérée comme un tiers au sens de l'article 727 C.c.Q.Elle ne pouvait donc pas signer le testament à la place de son frère. Je m'explique. 
[23] Prenant appui sur le texte de l'article 851 C.c.B.-C. qui mentionne que le testament suivant la forme dérivée de la loi d'Angleterre peut être signé « par une autre personne pour [le testateur] en sa présence » et dont l'article 727 C.c.Q. reprend les caractéristiques essentielles, l'appelante soutient que le mot « tiers » signifie tout simplement toute autre personne que le testateur. Le testament étant par ailleurs un acte juridique unilatéral en vertu de l'article 704 C.c.Q., et non un contrat, seul le testateur serait partie à l'acte, toute autre personne étant alors forcément un tiers. 
[24] A priori séduisants, ces arguments ne résistent pas à l'analyse car ils occultent une préoccupation omniprésente dans tout le droit des successions, soit celle de mettre le testateur à l'abri de tout abus d'influence. 
[25] Prenons par exemple le testament notarié. L'article 759 C.c.Q.prévoit expressément que le legs fait au notaire est sans effet. Ainsi que le mentionne le professeur Beaulne, « On a sans doute voulu éviter que le notaire profite de sa position avantageuse pour se faire gratifier par le testateur ». Pourquoi alors les choses devraient-elles être différentes lorsque c'est un tiers qui agit sous les instructions du testateur? 
[26] Il en va de même du legs fait au témoin en vertu de l'article 760 C.c.Q. Certes, dans le cas de ce dernier, on pourra toujours prétendre que, comme sa présence est requise pour attester l'accomplissement des formalités qui conditionnent la validité du testament, il est important qu'il soit indépendant et neutre, ce que le tiers qui signe à la place du testateur n'a pas, en principe, à faire. Reste que, à y regarder de près, on peut très bien imaginer la situation où le testament n'étant pas rédigé de la main du testateur, il aura été entièrement fabriqué par un tiers, en fraude des volontés du principal intéressé. 
[27] Je concède que la bonne foi se présume et que les témoins sont là pour faire échec à toute tentation que le tiers pourrait avoir d'abuser du testateur. On ne peut toutefois écarter la possibilité que ceux-ci soient de connivence avec le tiers, une possibilité qui n'a rien de théorique en l'espèce si on considère que les témoins ont affirmé faussement n'avoir aucun lien de parenté avec le testateur et, de plus, qu'ils sont les enfants de l'appelante et donc intéressés parce que susceptibles de lui succéder à leur tour.
Le juge Pelletier est d'accord avec cette analyse, quoiqu'il souligne que l'utilisation du terme "tiers" par le législateur à l'article 727 n'est pas des plus heureux:
[51] Les raisons invoquées par mon collègue Bouchard me convainquent que l’appelante n’est pas un tiers au sens qu’il faut donner à ce terme dans le contexte particulier des principes régissant les successions testamentaires. J'ajouterai toutefois que le choix par le législateur du terme« tiers » à l’article 727 C.c.Q. n’est pas des plus heureux. Son usage est en effet habituellement réservé aux situations impliquant des actes bilatéraux ou multilatéraux. Cela dit, si le testament est un acte unilatéral, il ne faut pas perdre de vue pour autant qu'il est destiné à produire des effets se rapprochant de ceux des actes bilatéraux, notamment de ceux de la donation à cause de mort. 
[52] Considérée sous cet angle, on peut dire que l’affirmation suivant laquelle le testament est un acte unilatéral n’épuise pas le sujet. Tout unilatéral qu’il soit, le testament emporte des conséquences directes pour les légataires, à telle enseigne que l’on ne peut considérer que ceux-ci sont étrangers à l’institution. 
[53] Tout comme le juge Bouchard, je suis d’avis que les mesures prises par le législateur pour protéger le testateur de toute influence indue de la part de personnes susceptibles d'être avantagées par testament font en sorte qu’il y a lieu d’interpréter le mot « tiers » dans ce contexte. Selon moi, celui-ci s’oppose de façon claire à ce que la personne qui signe le testament aux lieu et place du testateur soit considérée comme le tiers dont parle l’article 727 C.c.Q. 
[54] À partir de ce constat, j’estime qu’il faut conclure que le document présenté pour vérification ne se qualifie pas comme testament devant témoins parce qu’il n’a été signé ni par le testateur ni par un tiers pour lui. Aussi, sauf à appliquer le remède prévu à l’article 714 C.c.Q., et ce volet n’a jamais été invoqué par l’appelante, le juge pouvait, à mon avis, rejeter à bon droit la demande de vérification. En effet, la double qualité de l’appelante, celle de légataire universelle et celle de signataire du testament, apparaît à la face même du document présenté pour vérification. Celui-ci n'ayant été signé ni par le testateur ni par un « tiers » pour lui, il est atteint d'un vice de forme s'opposant à sa vérification. Ce n'est pas un testament au sens de l'article 704 C.c.Q.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/Tc2PcW

Référence neutre: [2012] ABD 272

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