mercredi 8 août 2012

La Gendarmerie royale du Canada et les ministères fédéraux ne possèdent pas de personnalité juridique

par Samuel Grondin
Étudiant en droit, Université de Sherbrooke

Comme récemment souligné par Karim Renno (voir le billet http://bit.ly/H6sbnQ), la détermination de la bonne partie à désigner dans les procédures constitue une étape primordiale en procédure civile, soulevant parfois la question de la personnalité juridique des organismes gouvernementaux ou publics. Dans le même ordre d’idée, le jugement Charkaoui c. Canada (Procureur général) (2012 QCCS 3526) démontre ce défi additionnel et ce, quant à des institutions fédérales.


Les faits de la présente cause prennent leur source dans l’émission d’un certificat de sécurité en mai 2003 à l’endroit du demandeur par le gouvernement fédéral en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.  Le document ayant été rendu nul en 2008 par un jugement final de la Cour fédérale, le demandeur intente aujourd’hui une poursuite en dommages-intérêts pour lui-même et ès qualité pour ses filles et son fils contre toutes les institutions fédérales impliquées.

Alléguant qu'elles ne possèdent pas la personnalité juridique et ne peuvent être poursuivies à titre de parties défenderesses dans une action en responsabilité civile, une requête en irrecevabilité en vertu de l’article 165 (2) C.p.c. est alors instituée pour conclure au rejet des actions en justice à l’endroit des organisations gouvernementales suivantes : le Service canadien du renseignement de sécurité, la Gendarmerie royale du Canada, le ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile, le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration et le ministère de la Justice.

En analysant la loi constitutive de chacune de ces institutions dans le but de voir lesquelles sont susceptibles d’être directement traduites en justice, l’Honorable juge Lacoursière en vient à la conclusion que les ministères n’ont pas de personnalité juridique et que c'est le Procureur général, comme représentant de la Couronne, qui est poursuivi en leur lieu au terme de l'article 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.
[14] Les ministères n'ont pas de personnalité juridique. Le professeur Patrice Garant écrit ce qui suit à ce sujet au Chapitre 1 de son traité : 
Sous-section 1 
L'Administration fédérale 
[…] 
Paragraphe 2 
Les ministères 
[…] 
Sur le plan strictement juridique, les ministères ne sont pas des entités juridiques distinctes du gouvernement; ce sont des divisions administratives sous le contrôle direct d'un ministre et du Conseil des ministres. C'est le gouvernement ou la Couronne qui est détenteur, comme entité juridique ou corporation publique, de tous les pouvoirs qu'il exerce par le Conseil des ministres et les ministres individuellement : « Quand le ministre [de la Justice] exerce les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, il exerce le pouvoir exécutif de la Couronne et il agit pour la Couronne ». 
Le ministère constitue une simple division administrative présidée par un ministre qui en a la gestion et la direction; c'est lui qui détient tous les pouvoirs que les lois répartissent entre les ministères du gouvernement. Il en résulte que les actes, pouvoirs et obligations d'un ministère ne sont rien d'autre que ceux de la Couronne agissant par le ministre responsable. Le ministre « fait partie de la structure administrative ». Les actes passés par un ministre dans le cadre des activités de son ministère continuent de lier la Couronne même si le ministère est divisé et si une partie des responsabilités passent à un autre ministère : l'exécution de l'acte dépendra de la répartition des attributions entre les ministères.  
[15] Dans leur volume Government Liability, Law and Practice, au titre Practice and Pleadings, Karen Horsman et Gareth Morley mettent le plaideur en garde contre la tentation de poursuivre les ministères directement. L'extrait suivant peut d'ailleurs aussi être utile pour trancher la requête en ce qu'elle vise les ministres et autres organismes poursuivis :
1.60 PRACTICE AND PLEADINGS 
The first practice issue once a decision to sue the government has been made is to ensure the right name for the Crown defendant and the right method of service. […] 
Naming the Crown correctly is mandatory, not permissive. An order to substitute the proper name will ordinarily be given. 
A plaintiff should not name a Ministry or other body within the public service, since these are not suable entities. Nor should the Minister or other high-level official be named personally if the allegations relate to acts or omissions of their subordinates. If the body involved may have independent personality, then it should be named and served separately. It is important to be aware that tortious allegations involving public sector bodies with their own personalities cannot be brought against the Crown, although allegations relating to contractual or property rights may be appropriately brought against the Crown if the body is a Crown agent, and was acting on behalf of the Crown at the relevant time.
[16] Le Tribunal conclut que l'action est irrecevable contre les ministères défendeurs en ce qu'ils n'ont pas de personnalité juridique et que c'est le Procureur général, comme représentant de la Couronne, qui est poursuivi en leur lieu au terme de l'article 23(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif6 (la « Loi sur la responsabilité de l'État ») :
23. (1) Les poursuites visant l'État peuvent être exercées contre le procureur général du Canada ou, lorsqu'elles visent un organisme mandataire de l'État, contre cet organisme si la législation fédérale le permet.
[…] 
[22] Notons cependant que le simple fait qu'un organisme ne soit pas doté de la personnalité morale ne signifie pas d'emblée qu'il ne puisse être poursuivi. En effet, la lecture du langage utilisé par le Parlement dans la loi constitutive peut permettre que, pour certains actes et gestes de l'organisme en question, il soit passible d'être traduit en justice. 
[23] Pour cette raison, à ce stade des procédures, le Tribunal est réticent à rejeter l'action de M. Charkaoui contre le SCRS. Peut-être l'éclairage de la preuve, arrimé à l'interprétation de la loi constituante du SCRS, permettra-t-il de conclure qu'elle peut être défenderesse à l'action et il serait téméraire de rejeter immédiatement l'action contre lui. 
[24] Par ailleurs, le Tribunal estime qu'il en va autrement de la GRC. 
[25] En effet, la Loi sur la responsabilité de l'État précise que tout membre de la Gendarmerie royale du Canada est assimilé à un préposé de l'État. Le législateur a en effet jugé bon de légiférer ainsi, ce qu'il n'a pas fait pour les membres d'autres organismes, à part les Forces canadiennes. 
[26] Dans le présent dossier, les quelques allégations visant la GRC font état de fautes dans le cours d'enquêtes qu'elle aurait menées sur M. Charkaoui. Il apparaît qu'il s'agit là précisément de la portée de l'article 3(a)(i) de la Loi sur la responsabilité de l'État et que cet article, lu conjointement avec l'article 36, suffit à disposer de la question. 
[27] Le Tribunal ne voit aucune raison de permettre que se poursuivent, dans ces circonstances, les procédures contre la GRC.
Le texte intégral du jugement est disponible ici.
 
Référence neutre: [2012] ABD 273

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