vendredi 3 août 2012

La possibilité d’un préjudice économique ou un inconvénient de nature financière ou commercial ne peut se qualifier comme une « chose irrémédiable à laquelle le jugement final ne pourra remédier » en vertu de l’article 29 C.p.c.

par Samuel Grondin
Étudiant en droit, Université de Sherbrooke

En début de cette semaine, Karim Renno a écrit un billet sur l'affaire Elitis Pharma inc. c. RX Job inc. (2012 QCCA 1348), dans lequel il discutait de la possibilité pour un banc de trois juges de la Cour d'appel de réviser une décision du juge unique accordant la permission d'en appeler d'un jugement interlocutoire. Je désire cet après-midi vous entretenir de la même décision, mais cette fois pour approfondir la question de savoir ce que l'on entend par un jugement interlocutoire auquel le jugement final ne pourra remédier.

En effet, dans cette affaire, la majorité de la Cour réaffirme le principe selon lequel « la chose à laquelle le jugement final ne pourra remédier » ne saurait être la possibilité d'un préjudice économique ou encore un inconvénient de nature financière ou commerciale que pourrait subir une partie dans le jugement portant sur la confidentialité de la liste de nouveaux clients dans une cause de concurrence déloyale.

Résumé des faits

Il s’agit en l’espèce de l’appel d’un jugement interlocutoire qui a rejeté une objection à la preuve formulée lors d'un interrogatoire préalable après défense entre deux entreprises concurrentes dans le domaine du placement de professionnels dans le domaine pharmaceutique. Le litige en question prend forme suite au changement d’employeur d’une employée, passant de l’entreprise de l’intimée à celle de l’appelante et ce, à la suite de démarches par une agence de recrutement reliée à cette dernière. L’entreprise de l’intimée, y voyant une forme de concurrence déloyale, intente une action en justice contre l’appelante et réclame une provision pour perte de clientèle.

Lors de l’interrogatoire après défense du président de l’appelante, une objection survient quant au dévoilement de la liste de nouveaux clients. Soumise à l'honorable Wilbrod Claude Décarie de la Cour supérieure, ce dernier rejette alors l’objection à la preuve. C'est ce jugement qui est portée en appel.

Décision de la Cour d'appel

L’honorable juge Dalphond, dissident dans la présente cause, énonce avec clarté la question en litige au cœur du pourvoi devant la Cour d'appel:
[99] En l'espèce, il s’agit uniquement de décider si le jugement interlocutoire attaqué a bel et bien ordonné de faire une chose à laquelle le jugement final ne pourra remédier, comme le prétendent les parties appelantes, en les obligeant à communiquer la liste de leurs nouveaux clients à un concurrent et en les exposant ainsi à la perte d'un actif apparemment de grande valeur.
Dans une décision partagée, les juges Rochon et Kasirer analysent les critères permettant d’en appeler de jugements interlocutoires ainsi que l’historique jurisprudentiel pertinent: 
[13] Pour se qualifier aux termes des deux premiers paragraphes de l'article 29, premier alinéa, le jugement entrepris doit avoir un caractère définitif sur l'instance en décidant en partie du litige ou en ordonnant « que soit faite une chose à laquelle le jugement final ne pourra remédier ». Cette règle a été réitérée par une jurisprudence constante de la Cour notamment dans l'arrêt Société canadienne de cancer c. Impérial Tobacco Ltée où la juge Tourigny écrit :
Ce n'est donc que dans une des circonstances énumérées aux paragraphes 1, 2 ou 3, que l'interlocutoire est susceptible d'appel. Les deux premiers paragraphes requièrent, à mon avis, que le jugement rendu, quoique interlocutoire, présente un caractère définitif. Dans ces seules circonstances, l'interlocutoire pourra être porté en appel, à condition que soient également rencontrées les circonstances de l'article 511 du C.P. qui prévoit, entre autres, la nécessité que soit accordée une permission d'appeler. Dans le cas qui nous occupe, cette permission a été refusée.
[…] 
[17] Dans l'affaire Latulippe c. Marcotte, notre collègue le juge Rochette a rejeté la permission d'appeler d'un jugement qui a rejeté une objection à la preuve. Le juge Rochette écrit notamment ce qui suit :
Considérant, pour reprendre les termes utilisés par le juge Vallerand dans une affaire Paul Revere, Compagnie d'assurance-vie c. LeGris [C.A. Mtl 500-09-000144-907 et 500-09-000161-901, 4.4.1990, J.E. 90-701 ], à la page 4 de son opinion, que : 
[…] si on considère l'interrogatoire comme un moyen d'administrer les preuves, on comprendra que le juge du fond pourra, ne serait-ce qu'en ne tenant pas compte des preuves illégales, réformer le jugement qui les a reçues. Si par ailleurs on tient l'interrogatoire, suivant la nouvelle philosophie qui y préside, comme un moyen de faire connaître les preuves en vue du procès, là encore le jugement qui les autorise va dans le sens de l'objet de l'interrogatoire et surtout ne décide rien d'irrémédiable.
[19] Il est important de noter qu'il est de l'essence même du jugement qui rejette une objection à la preuve de forcer la communication d'une information qu'une partie estime confidentielle ou du moins qu'elle ne souhaite pas communiquer. Cela, en soi, ne permet pas de la classer dans l'une des catégories de l'article 29 C.p.c. 
[20] Dans une affaire récente, le juge Rochon écrivait :
[17] Le procureur des requérantes plaide qu'un préjudice irréparable serait causé à ses clientes du seul fait que cette preuve soit communiquée à la partie adverse. Cet argument m'amène à formuler certains commentaires. 
[18] D'abord, le jugement qui rejette ou prend sous réserve une objection à la preuve a toujours pour effet que soit communiqué à la partie adverse une information que la partie souhaitait conserver pour elle. En soi, cette conséquence ne permet pas au jugement interlocutoire de satisfaire aux conditions de l'article 29 C.p.c. 
[19] Le système judiciaire est rompu à cette pratique lors de laquelle des informations sont communiquées sans que celles-ci soient finalement acceptées en preuve lors du procès. À cet égard et avec les adaptations qui s'imposent, je ne saurais mieux que dire mon collègue le juge Forget qui écrivait récemment :
Au surplus, je suis conscient du préjudice que pourraient subir les appelants si après un débat contradictoire le juge concluait que les paragraphes en litige n'ont pas une apparence de pertinence. Je sais bien que les avocats de l'intimée et l'intervenant ne pourraient effacer de leur mémoire les renseignements ainsi obtenus sans droit. La situation n'est pas totalement différente de celle du juge qui prend connaissance d'une preuve sous réserve avant d'accueillir l'objection ni de celle où on demande aux jurés de ne pas tenir compte d'une preuve puisqu'elle n'était pas admissible. L'administration de la justice est souvent une question d'équilibre entre des droits divergents. [Weinberg c. Ernst & Young, l.l.p., 2010 QCCA 1727]
[20] Qui plus est, je n'ai aucune raison de douter de la capacité du juge de la Cour supérieure d'intervenir en tout temps et de prononcer les ordonnances requises pour assurer l'équité du procès ou encore des mesures appropriées pour la protection des intérêts des parties.
[22] Bref, règle générale, en matière d'objection à la preuve, la « chose irrémédiable à laquelle le jugement final ne pourra remédier » ne saurait être la possibilité d'un préjudice économique ou encore un inconvénient de nature financière ou commerciale que pourrait subir une partie. Cela doit se comprendre dans le contexte de l'instance judiciaire. Dans la mesure où la preuve sera jugée non pertinente ou inutile, le juge du procès pourra l'écarter et ainsi remédier au dévoilement préalable. 
[23] Il ne suffit pas, selon le texte même de l'article 29 C.p.c., d'invoquer un préjudice irrémédiable – ou encore grave voire important – encore faut-il que le jugement final ne puisse y remédier. 
[24] La qualification du jugement interlocutoire de l'article 29 C.p.c. ne relève pas de l'exercice de la discrétion judiciaire. Lorsqu'il analyse l'article 29 C.p.c., le juge unique n'exerce pas un contrôle sur l'opportunité d'accorder la permission d'interjeter appel. Comme l'écrit le juge Louis LeBel dans un article paru avant les modifications apportées à l'article 511 C.p.c. en 1986, le rôle du juge unique sous l'article 29 C.p.c. « se restreint à la classification ou à la qualification du jugement. Il ne s'étend pas à la vérification du sérieux des motifs d'appel ». Certes, le juge unique doit examiner le texte de l'article 29 C.p.c., ce qui nécessairement implique un exercice interprétatif. Toutefois, cette interprétation est limitée par les conditions de fond qui sont énoncées à l'article en question. Dès qu'un jugement interlocutoire s'inscrit dans l'une de ces conditions, le juge doit examiner si les fins de la justice requièrent que soit accordée la permission d'appeler. À l'inverse, la permission ne peut être accordée pour le jugement qui ne satisfait pas aux mêmes conditions, quelle que soit, par ailleurs, la lecture que le juge fait des fins de la justice. De ce point de vue, l'article 29 C.p.c. pose une question préalable de compétence.  
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/PFLdC7
Référence neutre: [2012] ABD 268
Autres autorités citées dans le présent billet:
1. Société canadienne de cancer c. Impérial Tobacco Ltée , [1989] R.J.Q. 820.
2. Latulippe c. Marcotte, J.E. 2001-2066 (C.A.).
3. Société d'énergie de la Baie James c. Groupe Aecon ltée, 2011 QCCA 646.
4. Louis LeBel, « L'appel des jugements interlocutoires en procédure civile québécoise », dans [1986] 17 R.G.D. 391 , 407.

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