jeudi 9 août 2012

La Cour d'appel tranche la question de la nécessité du lien de droit entre le représentant et toutes les parties défenderesses dans le cadre d'un recours collectif

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

En matière de recours collectif, la question de la qualité du représentant du groupe en matière de recours collectif divise la jurisprudence québécoise depuis plusieurs années. En effet, depuis que la Cour d'appel a rendu sa décision dans l'affaire Agropur, les tribunaux québécois s'efforcent de réconcilier la nécessité pour un demandeur d'avoir un intérêt pour agir dans le cadre d'un recours contre plusieurs défenderesses et la nature collective du recours. Or, dans sa récente décision de Banque de Montréal c. Marcotte (2012 QCCA 1396), la Cour d'appel vient de grandement clarifier les règles du jeu.


Plusieurs questions constitutionnelles et ayant trait à la protection du consommateur se posent dans le cadre de ce recours collectif, mais celles-ci ne sont pas le propos de ce billet. Nous les passons donc aujourd'hui sous silence, mais vous encourageons fortement à lire le texte intégral de la décision.

Pour saisir notre propos, il suffit de mentionner que le Demandeur Marcotte avaient intenté un recours collectif contre les Appelantes alléguant des violations aux dispositions de la LPC traitant du crédit variable. Ces dernières, pour des raisons stratégiques qui importent peu pour nos fins, avaient choisi de ne pas contester l'autorisation du recours, tout en réservant leur droit de soulever l'absence de lien de droit entre le Demandeur Marcotte et toutes les Appelantes sauf une.

Tel que prévu, les Appelantes ont soulevé l'argument au mérite du recours collectif devant l'Honorable juge Clément Gascon (alors à la Cour supérieure). Celui-ci rejeta l'argument, étant d'opinion qu'une fois le recours autorisé et le Demandeur ayant obtenu le statut de représentant du groupe, ce dernier avait nécessairement l'intérêt pour agir contre toutes les Appelantes.

Les Appelantes soulèvent encore l'argument en appel. La Cour d'appel, dans un jugement unanime rédigé par l'Honorable juge Pierre J. Dalphond, en vient à la conclusion que le juge Gascon a eu raison de rejeter l'argument.

Plus spécifiquement, le juge Dalphond insiste sur la nécessité d'interpréter l'impératif prévu à l'article 55 C.p.c. d'avoir un intérêt pour agir à travers le prisme particulier du recours collectif. À cet égard, il opine qu'il serait contraire à la volonté exprimée par le législateur et la logique interne du recours collectif québécois de requérir que chaque représentant ai un recours direct à faire valoir contre chaque partie défenderesse:
[59] Cela signifie en l'espèce que l'art. 55 C.p.c. qu'invoquent les sept appelantes s'applique, mais d'une façon qui doit respecter l'esprit du Livre IX. Telle est l'intention législative. 
[60] Il est vrai que l’art. 55 C.p.c. est d'ordre public et que, dans une action ordinaire, l'absence d'intérêt peut être soulevée par une partie défenderesse par un moyen d'irrecevabilité présentable en tout temps. Sauf exception prévue par la loi, l'intérêt, pour être suffisant, doit être direct et personnel (Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491 ; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, [2001] 2 R.C.S 207 , 2001 CSC 39 ).  
[61]  Cet intérêt peut découler d'un lien contractuel entre le demandeur et le défendeur qu’il a assigné ou d'un manquement extracontractuel de la personne assignée envers le demandeur. Cela ne signifie cependant pas que le demandeur doit toujours être la personne qui possède cet intérêt, comme la victime d'une faute qui poursuit l'auteur de cette dernière. En effet, notre droit reconnaît à certains la capacité de poursuivre au nom de la personne qui a l'intérêt (par exemple : le tuteur pour le mineur (art. 159 C.c.Q.), le tuteur ad hoc (art. 190 C.c.Q.) ou le mandataire en vertu d'un mandat d'inaptitude (art. 2166 C.c.Q.)). Cette reconnaissance de la capacité d'agir au nom d'autrui découle soit d'une habilitation législative expresse (par exemple : la tutelle des parents à l'égard de leurs enfants mineurs et non émancipés, art. 192 C.c.Q.), soit d'une délégation (par exemple, art. 200 C.c.Q.) ou d’une décision judiciaire (art. 205 C.c.Q.). C'est pourquoi l'art. 55 C.p.c.parle d'un « intérêt suffisant » et non d'un intérêt juridique personnel. Comme le souligne la Cour dans l'arrêt Agropur, précité, au par. 103, il faut distinguer entre cause d'action et intérêt pour agir. 
[62] Lorsque le recours est intenté au nom d’une autre personne, sa validité est tributaire de la qualité du représentant et de l'intérêt juridique du représenté; un défendeur pourra donc possiblement soulever deux moyens d'irrecevabilité, l'un pour défaut de qualité du représentant (art. 165 (2) C.p.c.) et l'autre, pour absence d'intérêt juridique du représenté (art. 165 (3) C.p.c.). 
[...] 
[70] Tel qu'indiqué plus haut, non seulement les dispositions du Code de procédure civile relatives aux recours collectifs distinguent entre la qualité pour agir comme représentant et l'intérêt pour obtenir une condamnation contre le défendeur (art. 1015 et 1048 C.p.c.), mais elles n'excluent pas la possibilité de multiples défendeurs. De plus, elles permettent l'intervention de membres pour parfaire la situation du représentant (art. 1017 C.p.c.) et leur interrogatoire au besoin (art. 1019C.p.c.), ce qui peut s'avérer utile lorsqu'il y a plusieurs défendeurs et autant de sous-groupes possibles.  
[71] Il faut aussi signaler que, en vertu des dispositions du Livre IX, un recours collectif n'existe que s'il est autorisé. Ce n'est que si l'autorisation est accordée que le requérant, en sa qualité désormais de « représentant », peut intenter une action collective au nom des membres du groupe (art. 1011 C.p.c.). Dans le cas où plusieurs défendeurs sont assignés par cette action, le ou les défendeur(s) en lien direct avec le représentant ne peuvent lui opposer une absence d'intérêt pour la partie du recours qui le concerne personnellement. Quant aux autres défendeurs, ils ne peuvent opposer une absence d'intérêt suffisant à celui qui a désormais qualité de représentant pour la partie du recours instituée au nom des autres membres du groupe ni prétendre qu'ils sont parties à un recours qui ne les concerne pas, puisque l'étape de l'autorisation aura permis de démontrer qu'il existe des liens de droit entre des membres d'un sous-groupe et chacun d'entre eux, lesquels membres seront les seuls qui pourront obtenir une condamnation contre lui. En somme, pour chacun des défendeurs, en autant qu'il existe un sous-groupe réel de membres, celui-ci ne peut prétendre en une absence de cause d'action contre lui ou en une absence d'intérêt juridique suffisant du représentant autorisé pour faire valoir cette cause d'action.  
[...] 
[73] Or, adopter la position proposée par les appelants aurait eu pour conséquence dans l'arrêt CHSLD Christ Roi, précité, d'exiger des dizaines de représentants, agissant séparément au nom des résidants de chacune des institutions. En d’autres mots, il aurait fallu autoriser des dizaines de recours collectifs identiques, sauf quant à l'identité du défendeur, portant sur une même question (interprétation d'un règlement provincial) et recherchant une même réparation (un remboursement des montants surfacturés), puis gérer des dizaines d'actions collectives similaires. Une fois en état, pour éviter les jugements contradictoires, il aurait fallu les confier aux fins d’audition à un/une même juge ou procéder dans l’un des dossiers tout en suspendant les autres (on peut aisément imaginer que les avocats des autres défendeurs auraient cherché à intervenir dans le premier dossier).  
[...] 
[75] En retenant cette approche interprétative, je suis d'avis que les dispositions du Code de procédure civile en matière d’intérêt à poursuivre et de cause d'action sont appliquées aux recours collectifs dans la mesure de leur pertinence (Marcotte c. Longueuil (Ville), précité, par. 21) et tenant compte de la nature de ces recours, tout en facilitant leur exercice (Marcotte c. Longueuil (Ville), précité, par. 22). En d'autres mots, conformément à la volonté législative. 
[76] À ceux qui craignent des poursuites ingérables ou sans fondement, je rappelle que lorsqu'il/elle est saisi(e) d'une requête pour autorisation d'introduire une action collective contre plusieurs défendeurs, le/la juge doit s'assurer que le requérant est en mesure de représenter adéquatement tous les membres du groupe (art. 1003d) C.p.c.). Cela justifie de vérifier son degré de connaissance de la situation des personnes qu'il voudrait représenter, particulièrement à l'égard de défendeurs contre qui il ne peut personnellement réclamer quoi que ce soit, et ce, pour éviter, notamment, un recours à l’aveuglette. Le recours collectif n’est pas une procédure d’enquête sur un secteur commercial ou industriel!  
[77] Le requérant devra aussi démontrer que même s'il n'a pas une cause d'action personnelle contre certains défendeurs, il existe un nombre suffisant de personnes dans le groupe qu'il propose qui l’auront si le recours est accueilli sur le fond (art. 1003 c) C.p.c.). Le/la juge doit aussi s’assurer de l'existence de questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes à l'égard de tous les défendeurs recherchés (art. 1003 a) C.p.c.).   
[78] Dans le cadre de son analyse, le/la juge devra s'interroger sur l'opportunité de décrire un groupe qui se compose dans les faits de plusieurs sous-groupes (art. 1005 C.p.c.), s'assurer que ce groupe n'est pas inutilement large, sans nécessairement exiger que ses membres partagent exactement le même intérêt dans le règlement de la question commune, et tenir compte de la complexité que cela peut ajouter au dossier, des délais possibles, des modalités de recouvrement et de liquidation des réclamations si le recours est accueilli au fond, etc., comme l'exige l'art. 4.2 C.p.c. (Éric McDevitt David, « La règle de proportionnalité de l’art. 4.2 C.p.c. en matière de recours collectif », dans Service de la formation continue, Barreau du Québec, Développements récents en recours collectifs, vol. 278, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 315).  
[79] En l'espèce, le recours collectif a été autorisé et le statut juridique de représentant a été conféré à M. Marcotte. Cela était pleinement justifié considérant que tous les membres du groupe avaient en commun un litige de même nature, découlant des mêmes dispositions législatives et des mêmes pratiques des banques poursuivies. Dès lors, on pouvait accorder à M. Marcotte le statut de représentant à l'égard des neuf banques sans craindre qu'il ne soit pas en mesure de bien comprendre la situation propre à chacun des membres des sous-groupes et de diriger adéquatement la défense de leurs intérêts peu importe la carte détenue ou la banque émettrice. Une fois nommé, M. Marcotte,en sa qualité de représentant des clients des sept autres banques, était investi de l'intérêt juridique suffisant pour initier l'action collective. 
[...]        
[81] En conclusion, une fois bien comprises les étapes d'un recours collectif, la finalité des dispositions du Code de procédure civile en matière d’autorisation et de conduite des recours collectifs et les enseignements récents de la Cour suprême et des autres cours d'appel du pays, il n'est pas nécessaire au Québec, dans tous les cas d'un recours dirigé contre plusieurs défendeurs, que le représentant justifie d'une cause d'action personnelle contre chacun d'entre eux. Une approche souple doit donc être adoptée dans l'application de l'arrêt Agropur (Union des consommateurs et Myrna Raphaël c. Bell Canada, 2012 QCCA 1287 ).
Commentaire:

Cette décision vient donc grandement clarifier la question de la qualité requise du représentant en matière de recours collectif contre plusieurs défendeurs. La solution énoncée par le juge Dalphond a, selon moi, beaucoup de mérite du point de vue pratique et du point de vue juridique. En effet, elle atteint un juste équilibre entre la dimension collective du recours et le droit d'un défenderesse de pouvoir confronter son "accuseur" (d'où la nécessité à laquelle fait référence le juge Dalphond au paragraphe 76 du jugement de s'assurer que le représentant proposé, même sans avoir un lien de droit direct contre une défenderesse donnée, est au fait des fondements du recours contre celle-ci).

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/O5wqmr

Référence neutre: [2012] ABD 275

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