vendredi 31 août 2012

Droit international privé: le critère du préjudice subi au Québec est-il applicable en matière contractuelle?

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous avons souvent discuté de la jurisprudence québécoise en matière de droit international privé et ce qui constitue un "préjudice subi au Québec" au sens de l'article 3148 (3) C.c.Q. (voir nos billets ici: http://bit.ly/Ru76oO, http://bit.ly/urKDe3 et http://bit.ly/TEynXa). Une des questions qui découle de cette jurisprudence est celle de savoir si ce critère s'applique en matière contractuelle ou s'il est seulement applicable dans un contexte extracontractuel. Dans l'affaire Corporation Pneus OTR Blackstone/OTR Blackstone Tire Corporation c. Green Planet Technologies Ltd. (2012 QCCS 2744), l'Honorable juge Danielle Grenier en est venue à la conclusion que ce critère n'était applicable qu'en matière extracontractuelle. Le Cour d'appel aura bientôt l'opportunité de se prononcer clairement sur la question puisque la permission d'en appeler de ce jugement vient d'être accordée dans Green Planet Technologies Ltd. c. Corporation Pneus OTR Blackstone/OTR Blackstone Tire Corporation (2012 QCCA 1506).
 


Dans cette affaire, la Demanderesse poursuit la Défenderesse devant les tribunaux québécois et lui  réclame la somme de 504 000$ (en dollars américains) qui représente selon elle une avance sur commande. Cette réclamation est fondée sur un contrat qui n'est pas constaté dans un écrit. En réponse, la Défenderesse conteste la compétence des tribunaux québécois pour entendre le litige.

La Demanderesse allégue que son préjudice est subi au Québec puisque c'est ici qu'elle est domiciliée et donc privée du remboursement de l'avance qu'elle allègue avoir versée. La juge Grenier doit donc décider si le critère du "préjudice subi au Québec" s'applique en matière extracontractuelle. Elle est d'opinion que ce n'est pas le cas:
[17] De plus, après un examen attentif des dispositions législatives du Code civil du Québec consacrées à la compétence internationale des autorités du Québec, le juge Brossard dit s'interroger sérieusement quant à «l'applicabilité, en matière contractuelle, des critères de faute, de préjudice ou de fait dommageable de l'article 3148 (3) C.c.Q., vu la référence expresse à l'obligation «contractuelle» dans le même paragraphe et l'insertion au Code des articles 3149 et 3150 C.c.Q. qui se situent dans le cadre de relations contractuelles spécifiques.»  
[...] 
[19] Comme on peut le constater, une profonde divergence d'opinions divise les juges, tant en première instance qu'à la Cour d'appel. 
[20] Dans un article consacré au préjudice économique comme facteur attributif de compétence aux termes de l'article 3148 (3), le professeur Goldstein fait état du conflit jurisprudentiel qui divise les tribunaux québécois et rejette l'interprétation restrictive au profit d'une interprétation plus libérale.  
«[…] on ne voit pas comment un appauvrissement au Québec pourrait ne pas constituer en lui-même un tel préjudice. C'est d'ailleurs l'opinion de M. le juge Daniel Payette dans l'affaire Option Consommateur contre British Airways».
[21] Or, dans Option Consommateur, tout comme dans l'arrêt Spar, le jugement a été rendu dans un contexte extracontractuel.  
[22] Qu'en est-il, en l'espèce? L'absence d'un contrat écrit rend l'analyse difficile.  
[...]  
[27] Le tribunal, tenant de l'interprétation restrictive, partage l'opinion exprimée par le juge Brossard dans l'arrêt Bank of Montreal, et ce, même s'il s'agit d'un obiter dictum. En effet, s'il faut interpréter les critères de faute et de préjudice comme s'appliquant en matière contractuelle, il faut conclure que la référence expresse dans le même paragraphe à l'obligation contractuelle fait double emploi. Or, une règle d'interprétation veut que le législateur ne soit pas censé parler pour ne rien dire.  
[28] Dans le cas qui nous occupe, la cause d'action découle du refus de la défenderesse de rembourser à la demanderesse l'avance que cette dernière lui a consentie. Il s'agit sans doute d'un «préjudice» au sens large, mais pas d'un préjudice au sens du courant jurisprudentiel majoritaire de la Cour d'appel qui, comme on l'a vu, interprète l'article 3148 C.c.Q. de façon restrictive, le préjudice purement économique n'étant pas reconnu comme facteur de rattachement. Partant, l'appauvrissement dont se réclame la demanderesse n'équivaut pas à un préjudice aux termes de l'article 3148 (3).
Fait à noter, la juge Grenier confirme quand même la compétence des tribunaux québécois, mais pour un autre motif (en l'occurence le fait qu'une des obligations contractuelles devait être exécutée au Québec).

Par ailleurs, comme nous le notions en introduction, l'Honorable juge Yves-Marie Morissette a accordé la permission d'en appeler de cette décision, de sorte que la Cour d'appel aura l'opportunité de se pencher également sur la question.

Le texte intégral du jugement de la Cour supérieure est disponible ici: http://bit.ly/QJu2W6, alors que celui du juge unique de la Cour d'appel est disponible ici: http://bit.ly/TEzLcr

Référence neutre: [2012] ABD 307
 

1 commentaire:

  1. Pour ceux qui sont intéressés par cette affaire, la Cour d'appel a renversé la décision dans 2013 QCCA 56: http://bit.ly/XL5zxf

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