
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
Toute réforme législative d’importance amène une
certaine période d’incertitude et d’ajustement. C’est d’ailleurs pourquoi de
telles réformes ne sont entreprises que lorsqu’elles apparaissent au
législateur comme étant d’une nécessité évidente. Ces commentaires s’appliquent
pleinement à l’introduction, dans le Code
de procédure civile, des articles 54.1 C.p.c. et suivants il y a quelques
années.
Dans le cas de ces articles, l’on note jusqu’à
maintenant un manque de cohésion de la jurisprudence de première instance dans
la détermination du fardeau que porte la partie qui demande le rejet de
procédures au motif qu’elles sont manifestement mal fondées, et ce malgré les efforts
importants de clarification de la Cour d’appel à cet égard.
Analysons la question de plus près.
L'abrogation des articles 75.1 et 75.2 C.p.c. lors de
l'adoption des articles 54.1 C.p.c. et suivants s'explique par le fait que le
législateur voulait placer sous une rubrique toutes les demandes de rejet
d'action (l'irrecevabilité demeurant à l'article 165 C.p.c.). Il semblait donc
clair pour tous (et du texte de l'article 54.1 C.p.c.) que les tribunaux
québécois peuvent toujours rejeter des actions manifestement mal fondées même
en l'absence d'abus procédural. Malheureusement, un passage de la décision de
la Cour d'appel dans l'affaire Acadia Subaru, lequel est selon moi pris
hors contexte, a donné naissance à une controverse à ce sujet.
C'est le paragraphe 58 de la décision qu'avait rendu
la Cour d'appel dans Acadia Subaru c. Michaud (2011 QCCA 1037) qui a créé la controverse dont nous
faisons mention ci-dessus. Il nous semble important de le reproduire in extenso. Dans celui-ci, l'Honorable
juge Nicholas Kasirer s'exprimait ainsi:
[58] When it is argued that a suit is "clearly unfounded" in law, article 54.1 C.C.P. requires a further finding of blame on the part of the litigant who brought the suit. In other words, the litigant must not only have brought a suit that is unfounded in law, he or she must have done so in a manner that is so patent, or so frivolous or dilatory as to be an abuse of process. I take guidance on this point from the reasons of Dalphond J.A. in Royal Lepage: "le fait de mettre de l’avant un recours ou une procédure alors qu’une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure". Dalphond, J.A. also noted, echoing the sentiment of Rochon J.A. expressed in Viel, that a finding of impropriety on this basis is not to be arrived at lightly. The compass for this evaluation of impropriety is expanded at article 54.1 C.C.P. as against former article 75.1 C.C.P., to include an evaluation of the evidence filed at whatever stage of the proceedings the motion for improper proceedings is brought. At whatever stage it may be, however the additionally blameworthy character of the litigant’s conduct must be shown for the claim to be declared "clearly unfounded" in law. Because Mr. Michaud has failed to show that the suit was unfounded pursuant to the criteria of article 165 (4) C.C.P., it is, perforce, not "clearly unfounded" in law under article 54.1.
[nos soulignements]
Plusieurs plaideurs ont compris ce passage comme
indiquant que, pour les fins de l'article 54.1 C.p.c., la démonstration que
l'action n'a aucune chance de succès n'est pas suffisante pour obtenir son
rejet, contrairement à la situation qui prévalait en vertu de l'article 75.1
C.p.c.
Respectueusement, je n'ai jamais été d'accord avec
cette interprétation des mots du juge Kasirer. Je pense plutôt que celui-ci
soulignait qu'une action qui n'a aucune chance de succès n'est pas
nécessairement abusive. Ainsi, le seul fait que l'action ne puisse réussir ne
donnerait pas droit à certains des remèdes prévus par les articles 54.3 C.p.c.
et suivants, dont la possibilité d'accorder des dommages et intérêts. Reste que
cette action pourrait toujours être rejetée en vertu de l'article 54.1.
Cette interprétation s'accorde bien avec le paragraphe
25 de cette même décision, où le juge Kasirer fait expressément état de la
distinction faite à l'article 54.1 entre les actions manifestement mal fondées
et les autres actions qui peuvent aussi être rejetées:
[25] By separating the grounds of "clearly unfounded" from some of the other measures of impropriety, the legislature has made plain that circumstances exist in which an action might have a basis in law or in fact yet still be subject to dismissal or some other sanction. These other grounds include conduct that is in bad faith, a use of procedure that is excessive or unreasonable or causes harm to another person, or an attempt to defeat the ends of justice. Mr. Michaud claims that the real objective of the 93 dealers is not to obtain reparation for damage to reputation but instead to prevent him from speaking out publicly on the radio. In other words, he argues that should the Court decide that the action in defamation of the car dealers is not clearly unfounded – that it shows "colour of right" or an "apparence de droit" – it may nevertheless be dismissed if it is an attempt to defeat the ends of justice that restricts his freedom of expression in public debate.
D'ailleurs, il existe bon nombre de décisions à cet
effet (voir par exemple Revêtements R. Parents et Fils c. Gestion Dezam inc., 2011 QCCS 3022 et Immeubles JFCL Inc., s.e.n.c. c. Laflamme, 2012 QCCS 2717).
Cette « controverse » semblait terminée
lorsque l’Honorable juge Marie-France Bich a rendu sa décision dans l’affaire F.L.
c. Marquette
(2012 QCCA 631). Dans celle-ci, elle indiquait clairement que l’article 54.1
C.p.c. avait pleine application lorsque la procédure attaquée est manifestement
mal fondée.
Mais, nonobstant ce qui précède, les flottements
existent toujours un sein de la jurisprudence de première instance sur la
question, quelques décisions suggérant que, contrairement à l’article 165 (4)
C.p.c., la démonstration que des procédures n’ont aucune chance de succès ne
suffit pas sous l’égide de l’article 54.1. Ces décisions requièrent en plus la
démonstration d’un comportement blâmable additionnel. À ce chapitre, on note
les décisions rendues dans Immeubles JFCL Inc., s.e.n.c. c. Laflamme (2012 QCCS 2717) et Constructions Ramsol Inc. c. CRT Construction Inc. (2012 QCCS 3542).
D'abord, il importe de noter que cette difficulté
découle presque entièrement de la décision malheureuse du législateur
d’utiliser le mot « abus » aux articles 54.1 C.p.c. pour décrire une
foule de situations, dont certaines n’étaient pas traditionnellement associées
à ce terme.
Pour cette raison, il faut selon moi distinguer l'abus
qui résulte de procédures manifestement mal fondées (i.e. qui n'ont aucune
chance de succès) et les autres formes d'abus qui peuvent justifier, rarement
et ultimement, le rejet des procédures. Dans le premier cas, il n'existe pas de
différence avec le test de l'article 165 (4) C.p.c.: i.e. la Cour devra faire
preuve de prudence et rejeter le recours que s'il est clair qu'il n'a pas de
chance de succès au mérite.
Pour ce qui est du fameux passage de l’affaire Acadia Subaru, je crois qu’il est erroné
de donner une portée trop large aux termes « finding of blame » utilisés par le juge Kasirer. En effet,
comme l’expliquait l'Honorable juge Pierre J. Dalphond dans une allocution récente
à ce sujet (dont vous trouverez la présentation powerpoint ici : http://bit.ly/Mwx5fO), une procédure manifestement mal fondée peut, en
soi, être blâmable:
- Dans Acadia
Subaru, le juge Kasirer fait ressortir l’aspect blâmable de tout abus;
- Des
critiques reprochent à la Cour d’exiger ainsi la preuve de mauvaise foi et
d’abus et, ainsi, d’exiger plus que sous l’ancien art. 75.1;
- À mon
avis, ce reproche est mal fondé. Lorsqu’un juge conclut qu’une procédure
est frivole ou manifestement mal fondée, il retient que celle-ci ne révèle
aucune apparence de sérieux, ce qui dénote au moins une forme de témérité
(voir Royal Lepage). Cela n’équivaut pas nécessairement à l’intention
d’agir de mauvaise foi ou de pervertir les fins de la justice, mais dénote
un comportement néanmoins blâmable objectivement.
Le présent billet a initialement été publié sur le site d'actualités juridiques Droit Inc. (www.droit-inc.com) le 14 août 2012.
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