mercredi 25 juillet 2012

L'admissibilité en preuve de courriels obtenus en accédant sans autorisation au compte courriel personnel d'un ex-employé

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

On me pose généralement beaucoup de questions sur les circonstances où un employeur ou une compagnie peut avoir accès aux comptes de courriels de ses employés/consultants. C'est pourquoi j'attire votre attention sur une décision récente de l'Honorable juge David R. Collier où il en vient à la conclusion que la production en preuve des courriels provenant de la messagerie personnelle du Défendeur (et non pas de son compte de courriels professionnel) ne déconsidère pas l'administration de la justice. Il s'agit de l'affaire Pneus Touchette Distribution inc. c. Pneus Chartrand inc. (2012 QCCS 3241).


Dans cette affaire, un des Défendeurs demande à la Cour de refuser la production en preuve d'un rapport d'expert. Il soutient que des éléments de preuve contenus au rapport ont été obtenus en violation de ses droits fondamentaux et que l'utilisation de ce rapport déconsidérerait l'administration de la justice.

Au mérite de l'affaire, la Demanderesse poursuit les Défendeurs pour concurrence déloyale, soutenant que lorsque le Défendeur en question  était à l'emploi de la Demanderesse, il aurait transmis à l'une des Défenderesses des informations confidentielles appartenant à son employeur. Selon la Demanderesse, cette information aurait par la suite été communiquée à une société concurrente.

Les éléments de preuve dont il est question sont des courriels provenant de la messagerie personnelle Hotmail du Défendeur.

L'enquête a révélé que le Défendeur aurait envoyé plusieurs courriels de son ordinateur du bureau à son adresse courriel personnelle Hotmail.  L'expert de la Demanderesse a par la suite employé un logiciel afin de déceler le mot de passe du Défendeur et d'accéder à son compte Hotmail. Une fois dans son compte, l'expert a pu déterminer que le Défendeur aurait transmis de son compte Hotmail, à l'une des Défenderesses et à d'autres adresses courriels, des documents appartenant à la Demanderesse.

Après analyse, le juge Collier en vient à la conclusion que cette preuve ne déconsidère pas l'administration de la justice et qu'elle est recevable, entre autres parce que la Demanderesse avait un intérêt légitime envers l'information en question:
[7] Il faut examiner les faits particuliers de la cause afin de décider si l'utilisation de la preuve en question peut déconsidérer l'administration de la justice. En d'autres mots, est-ce qu'une personne raisonnable, objective et bien informée de toutes les circonstances serait d'avis que la mise en preuve des courriels provenant de la boite personnelle hotmail de monsieur Campeau, lesquels ont été obtenus à son insu par son ancien employeur, remettait en question les principes d'équité et de transparence qui sont inhérents au processus judiciaire? 
[8] La doctrine et la jurisprudence de la Cour d'appel offrent des balises pour guider le Tribunal dans sa réponse à cette question. Selon Royer :
Le juge doit décider dans chaque cas s'il doit faire primer la recherche de la vérité ou la protection des droits fondamentaux. Pour ce faire, il tient compte notamment de la gravité de la violation, de la nature du litige, de la bonne foi des parties et de l'importance de l'élément de la preuve. … [Les tribunaux] sont également portés à recevoir un élément de preuve pour empêcher la victime de la violation d'un droit fondamental de commettre une fraude.
[9] Examinons la gravité de la violation dans cette cause. D'abord, il faut constater que Touchette avait un intérêt légitime à vouloir examiner le contenu de la boîte de courriel hotmail de monsieur Campeau. Touchette savait qu'un des ses employés transmettait des informations confidentielles à son concurrent. À titre de directeur de l'informatique chez Touchette, monsieur Campeau avait accès à l'ensemble des fichiers informatiques de la compagnie. Sans explication, monsieur Campeau avait envoyé des courriels à partir de son poste de travail à son adresse hotmail pendant ses heures de travail.  
[...]  
[11] Puisque monsieur Campeau a transmis les courriels en question pendant qu'il était au travail, il ne pouvait raisonnablement s'attendre à ce que ses communications demeurent strictement privées. 
[...]  
[13] Deuxièmement, il faut reconnaître le caractère essentiel de la preuve en question. Monsieur Campeau nie avoir transmis des informations à madame Daemen, et ce, en dépit de l'existence des courriels et de l'aveu de madame Daemen qu'elle a obtenu des informations de monsieur Campeau. Sans la production en preuve des courriels, Touchette aurait fort à faire pour contredire la dénégation de monsieur Campeau et son action pourrait être sérieusement compromise.  
[14] Le Tribunal est d'avis q'une personne raisonnable, objective et bien informée conclurait que l'administration de la justice serait déconsidérée si la preuve des courriels était exclue. Si la preuve n'est pas admise, monsieur Campeau n'aura pas à expliquer l'existence des courriels compromettants. À ce propos, le Tribunal fait siens les mots du juge Gendreau dans l'affaire Mascouche :
La preuve pourrait aussi être admissible si elle a pour objectif d'empêcher la victime de la violation d'obtenir la reconnaissance d'un droit ou l'appropriation de biens auxquelles elle n'a pas droit; dans ce cas, la victime se serait approprié le système de justice pour une fin illégitime ou illégale.
[15] Le Tribunal conclut qu'il y n'a pas de motif pour exclure le rapport CompuQuest et ses annexes comme éléments de preuve dans ce dossier. En plus, puisque le rapport était déposé par Touchette avec sa déclaration de dossier complet (art. 274.2 C.p.c.), monsieur Campeau aura l'opportunité de déposer une contre-expertise s'il le juge opportun. À cet égard. Il faut noter que les courriels en question ont été apportés à l'attention de monsieur Campeau en février 2011, lors de l'interrogatoire de monsieur Alain Héroux, et qu'il n'est aucunement pris par surprise par leur production à ce stade-ci du dossier.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/OEd9pr

Référence neutre: [2012] ABD 254

Autre décision citée dans le présent billet:

1. Mascouche (Ville de) c. Houle, [1999] R.J.Q. 1894 (C.A.).

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