vendredi 15 juin 2012

En principe, un juge qui fait part aux parties, en cours de procès, de ses impressions sur la cause ne crée pas une crainte raisonnable de partialité

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Il arrive parfois qu'un juge, au procès après avoir entendu une partie de la preuve, fait part aux parties de ses impressions préliminaires quant à certains questions et enjeux d'un dossier afin de permettre aux parties de bien préparer leurs plaidoiries ou les encourager à régler le dossier. Dans Tokar c. Poliquin (2012 QCCA 1091), la Cour d'appel se penche sur la question de savoir si de tels commentaires peuvent susciter, chez une partie, une crainte raisonnable de partialité et mener à la récusation du juge.


Dans cette affaire, après avoir entendu la preuve présentée d'une part et d'autre, le juge saisi de l'affaire fait part aux parties de ses impressions préliminaires à l'égard de certaines questions afin d'aider les parties à bien présenter leurs plaidoiries et les inciter à discuter règlement. En particulier, il informe l'Appelante de certaines faiblesses dans sa cause qu'il estime, à ce stade, apparentes.

La Cour d'appel doit donc décider si, en s'exprimant comme il l'a fait et en soulignant les faiblesses de la théorie des Appelants en vue de convaincre les parties d'entamer ou de considérer la négociation d'un règlement amiable et, par ailleurs, de préparer leurs plaidoiries, le juge a-t-il pu générer, compte tenu du test défini par la jurisprudence, une crainte de partialité telle qu'elle aurait justifié sa récusation.

Dans un jugement unanime (les Honorables juges Dalphond, Doyon et Bich siégeant), la Cour en vient à la conclusion que ces commentaires, dans la mesure où ils laissent transparaître que le juge a toujours l'esprit ouvert à être convaincu autrement, n'emportent pas, règle générale, une crainte raisonnable de partialité:
[10] À ce stade, le juge s'est donc, inévitablement, formé déjà une impression sur le litige. Le contraire, d'ailleurs, serait anormal. Après trois jours de preuve, un juge n'est forcément plus dans l'état dans lequel il se trouve au début du procès et il a déjà une idée préliminaire sur l'issue de l'affaire, et ce, qu'il s'en ouvre ou non. Qu'il ait formé cette idée n'affecte pas son impartialité dans la mesure où il demeure prêt à considérer les arguments (ou la preuve) que lui feront encore valoir les parties. Qu'il l'exprime n'est pas non plus problématique (sous certaines réserves) et les parties ont même intérêt à savoir où il en est de sa réflexion, afin de pouvoir encore corriger le tir, soit en ajoutant à la preuve, soit en faisant valoir, lors des plaidoiries, les arguments nécessaires. 
[11] La jurisprudence, là-dessus, est claire et l'on en trouve un exemple dans l'arrêt Lévesque c. Carignan (Corporation de la Ville de), où le juge Chamberland écrit que :
[34] La lecture de ces échanges révèle que la demande de récusation est présentée après quelques échanges particulièrement tendus entre le juge et l'avocate de l'appelant. Le premier de ces échanges survient alors que la preuve n'a pas encore été formellement déclarée close de part et d'autre. Le juge, qui vient d'être informé du refus par l'appelant, dans un autre dossier dont il n'est pas saisi, du règlement proposé par la municipalité (soit l'abandon par celle-ci de sa demande d'injonction en retour de l'abandon par celui-là de sa demande reconventionnelle en dommages exemplaires), laisse entendre que l'appelant serait un plaideur quérulent. Le second survient alors que l'avocate de l'appelant commence sa plaidoirie. Le juge, qui vient d'exposer sa vision du dossier, s'adresse directement à l'appelant et lui dit de se taire tout en lui reprochant ses « sérieux problèmes de mémoire depuis trois jours ». Le troisième survient tout de suite après quand le juge explique les difficultés que l'avocate dit avoir à présenter sa cause en lui disant qu'elle n'avait peut-être pas « une grosse cause au départ » et en semblant mettre en doute sa capacité d'expliquer à son client la différence, au chapitre des plaintes pénales, entre les responsabilités de la Couronne provinciale et celles de la municipalité. C'est à partir de ce moment que l'avocate de l'appelant se dit incapable de poursuivre sa plaidoirie et prête à envisager la possibilité, après en avoir discuté avec son client, de demander la récusation du juge
[35] Le juge de première instance a refusé de se récuser et, à mon avis, il a eu raison. Les propos qu'il a tenus, au stade auquel le procès en était rendu, ne permettent pas de conclure à une crainte raisonnable de partialité de sa part. En effet, « une personne raisonnable et bien renseignée » comprendra qu'un juge, après avoir lu les procédures, écouté les témoins depuis trois jours et pris connaissance des pièces déposées de part et d'autre, puisse commencer à se faire une idée sur les divers enjeux du litige et, dans ce contexte, faire part de ses premières impressions aux avocats au stade des plaidoiries
[36] Ceci étant, et je le dis avec beaucoup d'égards pour le juge de première instance, il me semble que ce dernier a tenu des propos regrettables qui peuvent expliquer, dans une certaine mesure, la réaction de l'appelant et de son avocate. Je pense ici particulièrement aux propos laissant entendre que l'appelant était un plaideur quérulent. Le commentaire était aussi intempestif qu'injuste. Intempestif parce que le juge n'était même pas saisi du dossier dans lequel l'appelant avait refusé la proposition que lui faisait la ville; injuste parce que les pièces produites au dossier dont le juge était saisi montrent que l'appelant a souvent eu raison dans ses démêlés avec la municipalité au sujet du fossé. Le commentaire portant sur la capacité de l'avocate de l'appelant d'expliquer à son client la différence entre la municipalité et la Couronne provinciale en matière de poursuites pénales était également malvenu. Au stade des plaidoiries, les questions qu'un juge pose et, parfois, les premières impressions qu'il partage avec les parties, doivent viser à éclairer les enjeux factuels et juridiques que présente le litige. Il lui faut éviter les commentaires qui, sans faire avancer le débat, risquent, comme en l'espèce, d'indisposer les parties.
[12] Ce passage est transposable à l'espèce. 
[13] En effet, c'est ici sa première impression, sa vision préliminaire, que le juge a choisi de communiquer aux parties. Cela, d'une part, pouvait permettre aux avocats d'orienter leurs plaidoiries de manière à répondre à ses interrogations ou à rectifier sa compréhension sur tel ou tel point. C'est d'ailleurs ce que dit le juge, sans équivoque, au début des propos dont on lui fait grief [...]
Par ailleurs, la Cour prend bien soin d'indiquer qu'il s'agit là d'une règle générale et qu'un juge qui irait trop loin dans cet exercice serait susceptible de récusation:
[22] Bref, règle générale, ce n'est pas parce que le juge de première instance a donné des indices de ce que pourrait être l'issue du recours ou exprimé des réserves sur tel ou tel point, qu'on peut parler de partialité ou même simplement d'apparence de partialité. Ce principe s'applique en l'espèce. En agissant comme il l'a fait, et sous réserve du sujet que nous aborderons dès le paragraphe suivant, le juge ne s'est pas montré partial et ne peut le paraître aux yeux d'une personne raisonnable et bien informée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique (tel est le test établi par la jurisprudence). 
[23] Cela dit, il peut y avoir des exceptions à cette règle et certaines choses seront dites, en effet, d'une manière telle qu'elles ne pourront manquer d'engendrer une crainte raisonnable de partialité. C'était le cas, par exemple, dans Quebecor inc., précité, ou encore dans Droit de la famille —112335. La présente affaire se distingue de celles-là, cependant, et ne saurait y être comparée. Elle comporte toutefois un élément préoccupant, qui mérite qu'on s'y attarde.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/La2ndl

Référence neutre: [2012] ABD 197

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