vendredi 6 avril 2012

La seule divergence d'opinion entre les parties quant au sens à donner à une clause n'implique pas qu'elle soit ambiguë

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

On discute régulièrement de l'approche plus libérale prise par les tribunaux en matière d'interprétation. En effet, ils se permettront d'intervenir en cas d'ambiguïté ou lorsque le texte de la clause de reflète de toute évidence pas la volonté commune des parties. Reste qu'une clause claire doit quand même recevoir interprétation. Comme le rappelle la Cour d'appel dans Gregory c. Chateau Drummond Inc. (2012 QCCA 601), le seul fait que les parties divergent d'opinion quant au sens d'une clause ne veut pas dire qu'elle est ambiguë.


Dans cette affaire, la clause suivante donne naissance à un litige entre les parties:
5.1 If vendor is unable to deliver project on May 1st, 2005, the purchaser can withdraw from this preliminary contract and receive a full refund of his/her deposits.
L'Appelante fait valoir que le libellé de cette clause implique que l'acheteur ne peut se retirer du contrat préliminaire qu'après le 1er mai 2005. L'Intimée adopte la position contraire, plaidant que cette faculté n'est disponible qu'avant cette date.

Sur la base du désaccord des parties quant au sens à donner à cette clause, le juge de première instance en vient à la conclusion qu'il existe une ambiguïté et il favorise l'interprétation soumise par l'Intimée.

La Cour d'appel intervient à cet égard. L'Honorable juge Benoît Morin indique que l'existence d'interprétations différentes entre les parties n'implique pas nécessairement ambiguïté. À ses yeux, la clause est parfaitement limpide et doit recevoir application:
[55] L'appelante affirme que le juge a commis une erreur en concluant qu'il devait interpréter le contrat puisque les deux parties en proposent des interprétations différentes.
[56] La doctrine et la jurisprudence affirment toutes deux que pour que l'interprétation d'un contrat soit nécessaire, il faut d'abord qu'il y ait ambiguïté. L'extrait suivant, tiré du livre Les obligations, est non seulement limpide sur ce point, mais il contredit l'intimée et le juge de première instance qui affirment qu'une interprétation divergente des parties est suffisante pour justifier l'interprétation par le tribunal :
435 – Nécessité d’une ambiguïté – Face à un contrat clair, le rôle du juge en est un d’application plutôt que d’interprétation. La différence entre application et interprétation n'est pas que sémantique : le processus d'application vise l'adéquation d'une norme juridique définie à une situation factuelle donnée, alors que l'interprétation vise à définir la portée de la norme juridique avant de pouvoir l'appliquer. Il est donc nécessaire qu’il y ait une ambiguïté ou un doute sur le sens à donner aux termes du contrat pour tomber dans le processus interprétatif; comme il a été décidé maintes et maintes fois, en l’absence d’une telle ambiguïté, le tribunal ne pourrait, sous prétexte de rechercher cette intention, dénaturer un contrat clair. Il devra s’en tenir à une application de ce qui est littéralement exprimé, tenant pour acquis que le texte reflète fidèlement l’intention des parties. Si, au contraire, il y a un doute raisonnable, les règles d’interprétation écarteront le sens littéral pour faire place à la véritable intention des parties au moment de la formation du contrat; il demeure tout à fait possible cependant que le tribunal, malgré l’ambiguïté, conclut de son analyse que le sens littéral est celui qui convient le mieux en l’espèce. 
Le fait que des parties entretiennent une divergence d’ordre interprétatif n’entraîne pas de façon automatique qu’une ambiguïté existe réellement. Le rôle du juge comporte donc un aspect insolite, sinon paradoxal. Il doit en quelque sorte interpréter le contrat une première fois pour déterminer s’il est clair ou ambigu; s’il est ambigu, il doit l’interpréter de nouveau, c’est-à-dire résoudre l’ambiguïté. C’est cette seconde étape, et non la première, qui appelle la mise en oeuvre des règles édictées par le législateur aux articles 1425 à 1432 du Code civil.
(mes soulignements)
[57] La Cour a, à de nombreuses reprises, rappelé la nécessité d'une ambiguïté avant de procéder à une interprétation. Elle a notamment affirmé ce qui suit :
[5] Il revient au juge de première instance de déterminer s'il y a ambiguïté. C'est une question de fait qui requiert retenue et déférence et, sans une erreur manifeste et dominante, le tribunal d'appel ne peut intervenir. […]
[58] Je ne crois pas que la clause soit ambiguë. Il m'apparaît plutôt, que selon les termes clairs de la clause, l'appelante ne pouvait exercer son droit de résolution qu'une fois le 1er mai 2005 arrivé, si l'intimée n'était pas en mesure de livrer le projet à cette date.
[59] Une autre interprétation pourrait être retenue, si les parties en convenaient. Mais tel n'est pas le cas en l'espèce.
[60] Avec égards, je considère que le juge de première instance a fondé son raisonnement sur une prémisse erronée, soit que la divergence d'interprétation des parties est suffisante pour conclure à l'ambiguïté d'une clause.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/IvIaIU

Référence neutre: [2012] ABD 104

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