mardi 28 février 2012

Pour conclure à la violation du devoir de loyauté, il faut démontrer que l'ex-employé a utilisé l'information confidentielle à laquelle il avait accès

Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

C'est un secret de Polichinelle que la violation par un ex-employé de son devoir de loyauté est presque impossible à établir. En effet, comme le rappelle la Cour supérieure dans 6954014 Canada Inc. (Photoderma) c. Yoskovitch (2012 QCCS 616), il faut démontrer que l'ex-employé a utilisé de l'information confidentielle appartenant à son ex-employeur.


Dans cette affaire, la Demanderesse poursuit d'anciennes employées, alléguant sollicitation et concurrence déloyale, ainsi que le propriétaire qui exploite la clinique où elles travaillent désormais. Elle réclame des dommages compensatoires de 246 020,45 $ et 61 000 $ de dommages punitifs. Les Défenderesses nient avoir contrevenu à leurs obligations envers la Demanderesse.

D'entrée de jeu, l'Honorable juge Danièle Mayrand rappelle les principes juridiques applicables à la sanction du devoir de loyauté et le lourd fardeau qui pèse sur les épaules de la Demanderesse:
[9] Il s'agit, en somme, d'un recours en dommages en vertu duquel la demanderesse a le fardeau de prouver, selon la balance des inconvénients, la faute, le préjudice et le lien de causalité.
[10] Les devoirs et obligations de Lucie et Nathalie sont circonscrits par l'article 2088 C.c.Q. qui régit les devoirs généraux des employés qui n'ont pas souscrit de clause de non-concurrence ni de non-sollicitation :
Art. 2088 Le salarié, outre qu'il est tenu d'exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l'information à caractère confidentiel qu'il obtient dans l'exécution ou à l'occasion de son travail.
Ces obligations survivent pendant un délai raisonnable après cessation du contrat, et survivent en tout temps lorsque l'information réfère à la réputation et à la vie privée d'autrui.
[11] L'état du droit est clair depuis l'arrêt de Gestion Marie-Lou (St-Marc) inc. c. Lapierre, rendu par la Cour d'appel en 2003.
[12] On ne saurait mieux résumer les principes applicables que ne l'a fait le juge André Roy de notre Cour, dans la cause de Pétrole Pagé c. St-Onge, alors qu’il résume ainsi la façon dont doit être analysée cette obligation de loyauté et les devoirs envers un ex-employeur :
[18] En regard de l'obligation de loyauté et de confidentialité post-emploi, deux arrêts de la Cour d'appel dégagent les principes applicables. Il s'agit de Gestion Marie-Lou (St-Marc) inc. c. Lapierre repris plus récemment dans Concentrés scientifiques Bélisle inc. c. Lyrco Nutrition inc.. La jurisprudence antérieure doit d'ailleurs être lue avec circonspection, car la Cour, à l'occasion de ces arrêts, a recadré la notion de sollicitation post-emploi.
[19] Également, dans un article récent, Me Robert Bonhomme circonscrit la portée de l'obligation prévue au deuxième alinéa de l'article 2088 C.c.Q. Il écrit :
« […] l'obligation de loyauté post-emploi est une protection à portée restreinte. Elle ne peut certainement pas être perçue comme une solution de rechange valable à l'obligation de non-concurrence d'origine conventionnelle. Elle reste généralement impuissante à restreindre le droit des salariés d'user librement de leurs connaissances et compétences et de servir les clients qui requièrent leur savoir-faire ou leur expertise. »
[20] De ces deux arrêts et de l'article de Me Bonhomme, retenons les principes suivants :
1° en l'absence de dispositions contractuelles, un ancien employé demeure libre de mettre au service d'autrui son expertise et ses connaissances générales, même acquises au service de son ancien employeur. Quant à la clientèle, elle reste libre de ses choix et décide où elle se portera;
2° la sollicitation de clients ne constitue pas, en soi, un manquement à l'obligation de loyauté. Il s'agit plutôt d'un acte de concurrence ordinaire, laquelle, même féroce, n'est pas prohibée par le devoir de loyauté du salarié. En somme, tout est dans la manière;
3° cependant, l'utilisation systématique à des fins de sollicitation de documents confidentiels ou d'information obtenue durant l'emploi, de dénigrement ou de désinformation pourra constituer un manquement à l'obligation de loyauté;
4° toute information ou connaissance acquise chez l'ancien employeur n'est pas, pour cette seule raison, confidentielle ou privilégiée au sens de l'article 2088 C.c.Q.;
5° il incombe à l'employeur d'établir le caractère confidentiel de l'information utilisée par son employé pour solliciter la clientèle.
[21] En somme, ce que prohibe l'article 2088 C.c.Q. c'est de se servir de l'information confidentielle et privilégiée qu'un salarié détient à propos des clients de son ex-employeur pour le concurrencer. Cette concurrence est alors déloyale, parce qu'abusive.
En l'espèce, la Demanderesse ne présente qu'une preuve circonstancielle que la juge Mayrand considère nettement insuffisante. Selon elle, il faut plus que des conjectures et du ouï-dire pour établir la violation du devoir de loyauté:
[14] Photoderma prétend que Lucie et Nathalie ont utilisé de l'information confidentielle, contenue dans l'agenda dont la liste des clients, et qu'elles les ont sollicités, contrairement à l'obligation de loyauté qui découlait de leur emploi. 
[15] Son principal moyen repose sur le fait que la majorité des rendez-vous, inscrits à l’agenda et retenus depuis plusieurs semaines pour le compte de Lucie, ont systématiquement été annulés après son départ.
[16] La preuve de Photoderma est insuffisante et improvisée. Elle découle en grande partie d'affidavits truffés de ouï-dire, souvent de double ouï-dire et qui, pour l'essentiel, est irrecevable. Il en ressort plutôt qu'en panique, après le départ de Lucie, ce sont les préposées de Photoderma, à la demande de M. Philippe, qui ont alerté les clients et qui leur ont ainsi, notamment, appris que celle-ci avait quitté Photoderma.
[...]  
[26] Elles n'ont pas à dévoiler qu'elles quittent la clinique, elles doivent tout simplement s'abstenir d'obtenir les informations confidentielles et de concurrencer, à même cette information, leur ancien employeur, ce qu’elles n’ont pas fait.
[27] La preuve démontre qu'il n'y a pas eu de sollicitation illégale par les défenderesses et qu'elles n'ont pas utilisé d'information confidentielle appartenant à Photoderma. Celle-ci n’a pas prouvé que Lucie ou Nathalie ait commis une faute à son endroit.
Pour ces raisons, la juge Mayrand rejette l'action de la Demanderesse.

Commentaire:

J'ai déjà traité de la grande difficulté à faire sanctionner une clause de non-sollicitation en droit québécois. Or, la tâche est exponentiellement plus difficile en matière de devoir de loyauté et c'est pourquoi la majorité des plaideurs ne tentent même plus de faire sanctionner la violation de celui-ci. Hormis les cas où l'on compte sur une preuve en or d'utilisation d'information confidentielle (essentiellement un aveu), il est presque impossible d'avoir gain de cause en demande. Cela met d'autant plus en valeur la nécessité pour les employeurs d'inclure des clauses de non-concurrence et non-sollicitation dans leur contrat d'emploi, puisque c'est à leur grand péril qu'ils se fieront uniquement sur le devoir de loyauté de leurs employés à titre de protection.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/A0yJCK

Référence neutre: [2012] ABD 64

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