lundi 13 février 2012

L'action en inopposabilité est parfois disponible au créancier garanti

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Il existe des autorités québécoises qui supportent la proposition voulant qu'un créancier garanti ne peut demander l'inopposabilité d'une transaction affectant le bien qu'il détient en garantie. L'on raisonne que le droit de suite dont bénéficie ce créancier rend superflue la nécessité de faire déclarer la transaction inopposable. Reste que, dans certaines situations, l'on admet la possibilité pour un créancier garanti d'intenter une action en inopposabilité, notamment lorsque la validité de sa garantie est contestée. L'affaire Réserve de bois Morin et Blanchette inc. c. Tremblay (2012 QCCA 253) illustre bien ce principe.
Dans cette affaire, l'Appelante se pourvoit contre un jugement ayant rejeté sa requête introductive d'instance en inopposabilité. Elle est une entreprise familiale spécialisée dans la vente de matériaux de construction et de produits de rénovation. Elle a vendu à l'Intimé Tremblay, à compter de juin 2004, des matériaux qui ont servi à la construction de deux immeubles sur lesquels elle a publié des hypothèques légales de la construction.

L'Appelante allègue que l'Intimé a vendu ces deux immeubles a des prix vastement inférieurs à leur juste valeur marchande et elle intente une action en inopposabilité. Cette action est rejetée par le juge de première instance parce qu'il est d'opinion que l'Appelante, créancière garantie, n'a pas démontré une impossibilité à exercer les recours hypothécaires qui lui sont disponibles.

La Cour d'appel, sous la plume de l'Honorable juge France Thibault, renverse cette décision.

La Cour reconnaît que, en principe, l'action en inopposabilité est réservée aux créanciers chirographaires:

[32] Puisque l'action en inopposabilité implique une mesure d'intervention de la part du créancier dans la gestion du patrimoine de son débiteur, la doctrine et la jurisprudence exigent que le créancier établisse l'existence d'un préjudice sérieux découlant de l'acte attaqué. C'est pour cette raison que le recours en inopposabilité est généralement réservé aux créanciers chirographaires. La doctrine en droit des obligations enseigne que le recours en inopposabilité est généralement refusé aux créanciers garantis :
Baudouin, Jobin et Vézina :
L'absence de préjudice attribuable à un acte d'appauvrissement fait échec à l'action en inopposabilité, qu'il y ait ou non intention frauduleuse des parties à l'acte. Ce raisonnement explique d'ailleurs que l'action en inopposabilité soit généralement refusée à un créancier qui dispose de sûretés pour garantir l'exécution de son débiteur, à moins que l'acte prive justement le créancier du bénéfice de cette sûreté.
Karim :
Pour pouvoir intenter l'action en inopposabilité, le créancier poursuivant doit d'abord avoir un intérêt réel, personnel et effectif (art. 55 C.p.c.). De plus, il doit avoir en principe la qualité de créancier chirographaire, car, s'agissant d'un créancier garanti disposant d'une sûreté quelconque (mobilière ou immobilière), on voit mal comment l'acte conclu par son débiteur pourrait lui nuire. La jurisprudence antérieure avait toutefois permis à certains créanciers privilégiés (connus maintenant sous le nom de créanciers prioritaire; art. 2657 C.c.Q.) d'exercer l'action en inopposabilité puisque l'acte attaqué avait pour effet de les dépouiller de leurs garanties. Un créancier garanti devrait être autorisé à exercer une action en inopposabilité lorsque sa garantie est substantiellement insuffisante. Il en est ainsi lorsqu'il détient, par exemple, une hypothèque de deuxième ou troisième rang alors que la valeur de l'immeuble grevé excède à peine le montant de la créance garantie par l'hypothèque de premier rang.
Lluelles et Moore :
2852. Aux termes de l'article 1631, l'acte préjudiciable est notamment celui par lequel le débiteur se rend – ou cherche à se rendre – insolvable. L'insolvabilité n'est cependant pas la seule cause de préjudice. Le préjudice peut aussi résulter de la modification du patrimoine, rendant plus difficile la saisie d'actifs par le créancier ou, de manière plus générale, créant des obstacles à l'exercice de son droit. Ainsi, dans le cas où le créancier bénéficie de droits spécifiques sur un bien – une hypothèque par exemple – l'acte qui a pour effet de diminuer la valeur de ce droit est bel et bien préjudiciable, quoiqu'il n'ait pas entraîné l'insolvabilité du débiteur.
Reste que, dans certaines circonstances où la validité de la garantie accordée au créancier est mise en doute, l'action en inopposabilité doit demeurer à la disponibilité du créancier garanti:
[38] Dans les circonstances, le juge de première instance a eu tort de refuser à l'appelante le droit d'exercer un recours en inopposabilité, pour le motif qu'elle est une créancière garantie. La contestation de cet état par les intimés, notamment l'affirmation des intimés que les hypothèques n'étaient pas valides lors de leur témoignage dans l'action en inopposabilité, aurait dû amener le juge d'instance à considérer l'appelante comme une créancière chirographaire aux fins du présent dossier. En raison de l'effet du recours en inopposabilité, l'appelante sera payée à même l'équité, s'il en est, résultant de la vente des immeubles et, en conséquence, aucun créancier garanti ne subira un quelconque préjudice (art. 1636 C.c.Q.).
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/xCegzP

Référence neutre: [2012] ABD 47

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