dimanche 26 février 2012

La grande latitude des tribunaux en matière d'interprétation contractuelle

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

C’est énoncer une évidence que de dire que l’interprétation contractuelle est une sphère de grande importance en litige commercial et corporatif. C’est pourquoi il existe une jurisprudence abondante sur la question. À cet égard, même si la règle d’or veut que les tribunaux ne doivent avoir recours aux principes d’interprétation contractuelle qu’en présence d’une ambiguïté, l’on constate vite que cette règle est beaucoup moins absolue qu’elle ne pourrait paraître à prime abord.

Pour s’en convaincre, on n’a qu’à passer en revue quelques décisions récentes qui posent les principes voulant que (a) la détermination de ce qui constitue une clause claire ou ambiguë relève de la discrétion du juge saisi du mérite d’une affaire et que (b) même en présence d’une clause claire, l’on peut avoir recours aux méthodes d’interprétation lorsque le texte final ne reflète pas la commune intention des parties.

L’affaire Indigo Books & Music Inc. c. Immeubles Régime XV inc. illustre bien ces deux principes. Les faits de l’affaire sont relativement simples.

La Demanderesse invoque une clause d'exclusivité contenue dans son bail commercial pour demander l'émission d'une ordonnance en injonction visant à interdire aux Défenderesses de louer un emplacement à une compétitrice dans la Phase III du centre commercial Quartier DIX30 à Brossard. Contestant ces procédures, les défenderesses plaident en substance que la clause d'exclusivité prohibe la location d'un espace commercial à un marchand dont l'activité principale est la vente de livres. Or, elles font valoir que la compétitrice en question s'engage à limiter la vente de livres au Quartier DIX30 à 25 % de ses revenus bruts mensuels de même qu'à 25 % de l'inventaire au magasin. Ce faisant, les défenderesses font valoir qu'un tel bail ne contreviendrait pas à la clause d'exclusivité.

Les témoins entendus au procès, d'un côté comme de l'autre, témoignent à l'effet que l'intention des parties lors de la conclusion du bail de la demanderesse était d'exclure les compétitrices complètement. Malheureusement, cette intention n'apparaît pas clairement de la clause telle que finalement rédigée. Les défenderesses, d’avis que la rédaction de la clause est claire et qu’elle ne supporte pas la thèse de la demanderesse, demandent le rejet de l’action intentée.

Dans son jugement en première instance (Indigo Books & Music Inc. c. Immeubles Régime XV inc., 2010 QCCS 1106), l'Honorable juge Benoit Emery accueille l’action de la demanderesse. D’abord, il indique que la clause est, à son avis, ambiguë, de telle sorte que l’on doit avoir recours aux méthodes d’interprétation pour rechercher la commune intention des parties. De toute façon ajoute-t-il, même si la rédaction de la clause eut été claire, il aurait quand même été justifié d’appliquer les méthodes d’interprétation des contrats puisque cette rédaction aurait été contraire à l’intention commune des parties. Ce faisant, le juge Emery applique les enseignements de la Cour d’appel dans Sobeys c. Coopérative des consommateurs de Sainte-Foy, (2005 QCCA 1172).

Ce mois-ci, la Cour d’appel est venue confirmer la décision du juge Emery dans Immeubles Régime XV Inc. c. Indigo Books & Music Inc. (2012 QCCA 239). Non seulement elle ne trouve pas d’erreur dans son approche, mais elle ajoute que la détermination du caractère ambigu ou pas de la clause en question relevait de sa discrétion. Ainsi, le fardeau des défenderesses en appel était lourd, celles-ci devant démontrer que le juge Emery avait commis une erreur manifeste et dominante.

L’on constate donc que le juge de première instance possède une grande latitude pour décider si l’interprétation d’une clause est nécessaire. Bien sûr, s’il est d’opinion que le sens d’une clause est cristallin, il pourra choisir d’arrêter son analyse immédiatement. Mais, il reste que ce même juge pourra également avoir recours aux méthodes d’interprétation s’il est d’avis que la clause est ambigüe ou qu’elle ne respecte pas la commune intention des parties.

Ceux qui s’intéressent à la question pourront également consulter les décisions récentes suivantes : Entreprises Mière inc. (Syndic de) (2012 QCCA 176), Ihag-Holding, a.g. c. Corporation Intrawest (2011 QCCA 1986) et Centre de santé et de services sociaux de l'énergie c. Société immobilière Lemieux inc. (2011 QCCA 972).

Référence neutre: [2012] ABD 61

Le présent billet a originalement été publié sur Droit Inc. (www.droitinc.com).

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