mercredi 4 janvier 2012

On ne peut obtenir contre une entreprise concurrente une ordonnance anticipée l'empêchant de solliciter ou embaucher dans le futur des employés non identifiés

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Déjà lundi dernier, nous traitions de l'affaire THQ Montréal Inc. c. Ubisoft Divertissements Inc. (2011 QCCA 2344), alors sous l'angle de la durée des ordonnances de sauvegarde. Cette fois nous attirons votre attention sur la discussion contenue dans cette affaire à propos de la possibilité d'empêcher une entreprise concurrente, à l'avance, de solliciter des employés non encore identifiés.


En rappel rapide de la trame factuelle de l'affaire s'impose. Les Appelantes démarrent un nouveau studio de jeux vidéo dans la ville de Montréal. Elles recrutent deux de leurs employés parmi les travailleurs oeuvrant pour le compte de l'Intimée. Cette dernière soutient que ces deux employés ont sollicité d'autres membres de son personnel, et ce, malgré l'existence de clauses de non-sollicitation les liant à elle. Pour mettre fin à ce comportement qu’elle juge déloyal, l'Intimée demande à la Cour supérieure de prononcer des ordonnances d'injonction contre les Appelantes et ses deux ex-employés.

Le 13 juillet 2011, la Cour supérieure renouvellait une ordonnance de sauvegarde jusqu'au prononcé du jugement sur l'injonction interlocutoire. Cette ordonnance enjoignait aux Appelantes de :
[73] d) […] s’abstenir et de cesser immédiatement, directement ou indirectement, de solliciter et d’embaucher tout employé à l’emploi de la requérante Ubisoft Divertissements inc. lié, à sa connaissance, par une clause de non-concurrence, sauf par des moyens généraux de sollicitation tels la radio, la télévision ou autres moyens similaires s’adressant à une collectivité plutôt qu’à des individus ciblés;
Une des questions qui se pose en appel est celle de savoir si l'on peut obtenir contre une entreprise concurrente une ordonnance anticipée l'empêchant de solliciter ou embaucher dans le futur des employés non identifiés. Selon la Cour d'appel, la réponse à cette question est négative.

En effet, le l'Honorable juge Guy Gagnon, au nom d'un banc unanime, est d'opinion qu'il n'y a pas lieu de présumer d'avance que des personnes briseront leurs engagements contractuels. Qui plus est, le type d'ordonnance recherché ne devrait pas être accordée puisqu'il présumerait (a) de la validité de clauses de non-concurrence que la Cour n'aurait même pas vues et (b) de la connaissance par l'Appelante de l'existence des clauses de non-concurrence sans la moindre preuve à cet égard:
[43] Ubisoft admet du reste que l'objectif maintenant poursuivi par l'ordonnance de sauvegarde est de faire cesser la sollicitation directe de ses employés par THQ. Sa procédure n'identifie toutefois pas spécifiquement le personnel qu'elle souhaite voir immunisé contre ces invitations qu'elle juge hostiles à son entreprise. Elle parle plutôt de ses employés liés, à la connaissance de THQ, par une clause de non-concurrence.
[44] Avec égards pour l'opinion de la juge de première instance, je suis d'avis qu'elle ne pouvait conclure prima facie à une apparence de droit en faveur d'Ubisoft au-delà du 1er septembre 2011, assujettissant ainsi THQ au respect de clauses auxquelles elle n'avait pas adhéré et qui, passé cette date, n'avaient plus aucune force contraignante à l'égard de Désilets et de Gomez-Urda.
[45] Si tant est que les activités professionnelles des employés que souhaite embaucher THQ soient limitées par de telles clauses, la preuve d'un changement d'allégeance découlant d'une sollicitation quelconque n'établit pas pour autant, même de manière prima facie, que ces personnes, qui demeurent à ce jour inconnues, manqueront pour l'avenir à leurs engagements de non-sollicitation et de non-concurrence.
[46] Ce serait, à mon avis, aller à l'encontre de la présomption de bonne foi que de supposer que celui qui décide de mettre fin légalement à son lien d'emploi ne respectera pas ses engagements à l'égard de son ex-employeur.
[47] Cela dit, même s'il est vrai qu'Ubisoft bénéficie de la protection que lui accordent les clauses de non-concurrence et de non-sollicitation convenues avec ses ex-employés, en admettant aux fins de la discussion que ces stipulations soient juridiquement valides, elle ne peut prétendre pour autant à la même protection à l'égard d'un tiers comme THQ.
[48] Je suis en désaccord avec l'idée selon laquelle l'engagement personnel des employés d'Ubisoft puisse s'étendre à un tiers par le seul effet de la volonté de cette dernière. Je ne vois, en effet, aucun empêchement prohibant THQ de solliciter les employés d'Ubisoft sauf si, bien entendu, cette démarche se faisait en toute connaissance de cause par l'entremise de personnes déjà liées à cette société par une clause de non-sollicitation.
[49] Ubisoft ajoute cependant que l'ordonnance vise à empêcher THQ de commettre une faute délictuelle en se rendant complice de la violation d'un contrat intervenu entre des tiers.
[50] Il est vrai que la personne qui s'associe à un tiers dans le but d'amener ce dernier à violer son engagement commet une faute extracontractuelle. En l'instance, l'argument me paraît cependant prématuré. Comme rien n'interdit aux employés d'Ubisoft de quitter l'entreprise pour aller travailler pour un autre employeur, sous réserve évidemment d'une clause de non-concurrence valide, il serait injuste de présumer que parce qu'ils le font en faveur de THQ, cette dernière sera plus encline à inciter ses nouveaux employés à violer leurs obligations à l'égard d'Ubisoft que ne le serait toute autre entreprise se livrant à la même démarche sans toutefois être limitée par une ordonnance d'injonction.
[51] Pour le reste, même si tous les employés d'Ubisoft étaient liés par des engagements de non-concurrence et de non-sollicitation, ce que par ailleurs la preuve ne révèle pas, cela ne justifierait pas en soi une ordonnance contre THQ interdisant de les solliciter, à moins d'établir la validité de ces engagements conformément au troisième alinéa de l'article 2089 C.c.Q. et de démontrer que THQ tente de nuire à Ubisoft en favorisant leur violation.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/tUqCoy

Référence neutre: [2012] ABD 6

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