par Karim Renno
Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.
En matière d'arbitrage de griefs, la question des délais est particulière importante. En effet, la plupart des conventions collectives contiennent des dispositions strictes quant au dépôt d'un grief et de la prescription. Le point de départ du calcul est donc un enjeu important, d'où la notion de grief continu. C'est pourquoi nous attirons votre attention sur l'affaire Groupe Pages Jaunes Cie. c. Nadeau (2011 QCCS 1900).
La Requérante présente une requête en révision judiciaire par laquelle elle recherche l'annulation d'une sentence arbitrale rendue le 29 août 2009 par Me Denis Nadeau. Cette sentence arbitrale a fait droit à un grief syndical logé contre elle le 30 avril 2004. Une des questions importantes est celle de savoir si le grief a été déposé dans les délais. Comme l'indique l'Honorable juge Michèle Monast:
La Requérante présente une requête en révision judiciaire par laquelle elle recherche l'annulation d'une sentence arbitrale rendue le 29 août 2009 par Me Denis Nadeau. Cette sentence arbitrale a fait droit à un grief syndical logé contre elle le 30 avril 2004. Une des questions importantes est celle de savoir si le grief a été déposé dans les délais. Comme l'indique l'Honorable juge Michèle Monast:
[56] Le procureur de GPJ a raison d'affirmer que le délai de 45 jours prévu dans la convention collective est un délai impératif vu le libellé de l'article 10.01. D'autre part, la preuve a révélé que les parties n'ont pas convenu d'une prolongation de délai malgré la possibilité de le faire en vertu de l'article 10.09. Finalement, il convient de souligner que le délai de 45 jours ne pouvait être modifié par l'arbitre puisque l'article 11.03 précise qu'il ne peut modifier la convention collective.
[57] Compte tenu du libellé de l'article 10.06 de la convention collective, il ne fait pas de doute que le non-respect du délai impératif de 45 jours prévu à la convention collective pouvait entraîner la prescription du grief sauf s'il s'agissait d'un grief continu. De là l'importance de déterminer si le grief déposé le 30 avril 2004 était ou non un grief continu.
Se pose donc la question de savoir s'il s'agit en l'espèce d'un grief continu et d'une situation unique, dans quel cas le délai de 45 jours commencait à courir dès le geste posé par l'employeur:
[59] Ainsi, lorsque l'objet d'un grief porte sur une décision unique prise à un moment précis dans le temps, il ne s'agira pas, en principe, d'une situation qui peut donner ouverture à un grief continu, et ce, même si la décision qui est contestée entraîne des conséquences monétaires préjudiciables pour un salarié dans le futur. C'est le cas par exemple d'un congédiement.
[60] Cependant, lorsqu'une décision unique entraîne des conséquences prolongées ou des violations répétées de la convention collective, il s'agira d'une situation qui pourra donner ouverture à un grief continu. Cela est d'ailleurs souvent le cas en matière de réclamation de salaire puisqu'un contrat de travail est, par définition, un contrat à exécution successive.
[61] En pratique, il n'est pas toujours facile de déterminer quand une décision peut donner ouverture à un grief continu. La jurisprudence retient, en général, qu'il faut examiner le libellé du grief afin d'en dégager l'objet véritable et qu'il faut distinguer entre une décision que l'on présente comme une violation de la convention collective des conséquences de son application dans le temps.
[62] Dans l'arrêt Ville de Montmagny c. Casgrain, le juge Pelletier fait le point sur cette notion de grief continu de la manière suivante :En matière de prescription des griefs, la notion de «grief continu» est d'une importance capitale. De plus, dans un cas comme celui sous étude, une distinction s'impose entre d'une part le grief portant sur la directive elle-même de l'employeur et, d'autre part, un grief portant sur son application et sur ses conséquences dans la vie quotidienne des salariés.
À cet égard, ces propos de l'arbitre Jean-Pierre Lussier qui s'est consciencieusement penché sur le sujet et a procédé à une analyse minutieuse des autorités pertinentes, sont très utiles et ils permettent de reconnaître le caractère continu ou non d'une situation:
«La règle de la prescription des griefs n'est pas absolue lorsqu'on a affaire à un grief continu. Les délais de prescription, en effet s'appliquent différemment selon que le grief vise une situation unique ou de nature continue. En cette matière, les auteurs Morin et Blouin nous enseignent que, dans une situation de nature continue, la prescription n'opère que pour le passé et non pour l'avenir. […]
Mais il n'est pas toujours facile de déterminer quand un grief est de nature continue. C'est pourquoi les tribunaux d'arbitrage sont souvent confrontés à ce type de problème. Heureusement quelques décisions arbitrales ont énoncé un certain nombre de principes aidant à reconnaître le caractère continu ou non d'une situation. L'une d'elles, fréquemment citée, émane de l'arbitre Marc Boisvert. On peut y lire ce qui suit:
A. – Le grief continu a généralement pour fondement une décision de l'employeur créant préjudice aux salariés ou à un groupe de salariés et allant à l'encontre de la convention collective. Elle peut être tantôt unique, pourvu que ses effets se prolongent dans le temps, tantôt répétée.
L'employeur peut réitérer directement ou indirectement sa décision chaque fois qu'il la met en application. La violation continue est celle qui se prolonge dans le temps, soit d'une façon permanente ou à répétition, le tout contrairement à une disposition de la convention en vigueur.
B – Le grief continu étant une exception à la règle de la prescription des griefs, et étant généralement invoquée pour faire échec à ladite prescription, il n'y a pas de grief continu si l'événement dont on se plaint a lieu, en vertu d'une convention collective, à une date précise, même si ses conséquences se font encore sentir de façon répétitive à la date du grief. […]
Bref, avant de conclure au caractère continu ou non d'un grief, il est important de s'arrêter au grief lui-même afin de déterminer quel est l'objet véritable de la contestation. Or dans le cas sous étude, on reproche à l'Université d'avoir recours à des firmes extérieures pour faire exécuter un travail qui devrait être fait par les employés syndiqués. Ce n'est pas le contrat de sous-traitance lui-même qui est attaqué, mais l'exécution de certains travaux dans le cadre d'un contrat de sous-traitance […]
La distinction est de première importance […]. Si le grief contestait l'octroi du contrat de sous-traitance, il serait prescrit. Car l'octroi de ce contrat est survenu à un moment précis et ne s'est jamais répété. Mai le grief s'attaque à l'exécution de certains travaux présumément exclusifs aux membres de l'unité, exécution qui s'est répétée dans le temps. […]
Par application des règles de prescription, la politique elle-même ne pourra pas être contestée. Mais ses applications, en autant qu'elles contreviennent à la convention collective, pourront néanmoins faire l'objet d'un grief. […]
Au même titre que l'application d'une directive ou d'une politique peut être contestée par grief même si l'existence ou la création de cette politique ne peut plus l'être pour cause de prescription, l'exécution de travaux dans le cadre d'un contrat de sous-traitance peut être contestée même si le contrat lui-même ne peut plus l'être.»
Bref, une fois les délais expirés, on ne peut plus contester la création d'une directive ou d'une politique. Par contre on peut toujours contester l'application de cette politique en contravention avecchaque fois qu'elle se manifeste. Il faut donc s'en remettre à la lettre du grief pour déterminer l'objet véritable de la contestation qu'il contient. […][63] Les difficultés liées à la qualification du grief continu ont donné lieu à plusieurs décisions arbitrales et judiciaires. Cette question a été analysée récemment dans une sentence arbitrale impliquant Le Syndicat de l'enseignement du Haut-Richelieu c. La Commission scolaire des Hautes-Rivières.[64] Dans cette affaire, l'arbitre rappelle qu'un grief continu peut résulter d'une interprétation ou d'une application de la convention collective lorsque ces dernières se répètent dans le temps pendant une période continue. C'est le cas par exemple d'un grief en matière de réclamation de salaire :
En l'instance, la juge Monast en vient à la conclusion que le grief n'était pas continu puisque, de par son libellé, le grief remettait en cause la validité de la méthode de calcul utilisée par l'employeur plutôt que le montant des commissions qui ont été effectivement versées aux représentants. Il s'agissait donc selon elle d'un grief qui portait sur une décision unique.
Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/dZfufx
Référence neutre: [2011] ABD 137
Autres décisions citées dans le présent billet:
1. Ville de Montmagny c. Casgrain, D.T.E. 2000T-786 (C.S.).
2. Le Syndicat de l'enseignement du Haut-Richelieu c. La Commission scolaire des Hautes-Rivières, AZ-50666006 (T.A).
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