vendredi 8 octobre 2010

Le montant important d'une condamnation en dommages dans un forum étranger n'est pas un obstacle à la reconnaissance du jugement au Québec

par Karim Renno
Osler, Hoskin & Harcourt s.e.n.c.r.l./s.r.l.

L'entrée en vigueur du Code civil du Québec en 1994 a opéré une réforme en profondeur de la reconnaissance des jugements étrangers au Québec. Depuis ce temps, les moyens de contestation d'une demande de reconnaissance et éxécution sont limités. Est donc révolue l'époque où l'on pouvait, de manière désinvolte, ignorer des procédures étrangères et simplement opposer ses moyens de contestation au stade de la reconnaissance. La Cour suprême, dans Beals c. Saldanha, avait déjà posé le principe voulant que le seul fait qu'un tribunal étranger ait accordé au montant en dommages beaucoup plus important que ne l'aurait fait un tribunal canadien n'est pas un motif valable de contestation de la reconnaissance de ce jugement. La décision québécoise récente de Facebook inc. c. Guerbuez (2010 QCCS 4649) illustre très bien ce principe.


Le 14 août 2008, la Requérante fait signifier à l'Intimé une action intentée devant la United States District Court, Northern District of California, San Jose Division. On lui reproche d'avoir, durant les mois de mars et avril 2008, procédé à la transmission de plus de 4 000 000 de pourriels aux utilisateurs de Facebook en Californie à travers le réseau Facebook. L'Intimé ne donne pas suite aux procédures signifiées et ne produit pas de comparution ou réponse devant le tribunal californien. Le tribunal californien rend par la suite jugement contre l'Intimé et le condamne à payer à la Requérante la somme de 873 277 200$ USD.  Facebook demande à cette Cour la reconnaissance du jugement rendu le 21 novembre 2008 afin de le rendre exécutoire au Québec contre monsieur Guerbuez seulement.

Entre autres moyens de contestation, l'Intimé fait valoir que le montant du jugement est tel (plus d'un millard de dollars canadiens) que le jugement est manifestement incompatible avec l'ordre public tel qu'il est entendu dans les relations internationales (art. 3155 (5) C.c.Q.).

Appelée à trancher le débat, l'Honorable juge Lucie Fournier rappelle d'abord les enseignement de la Cour suprême dans l'affaire Beals et le caractère restrictif qu'il faut donner à la défense d'ordre public :
[71] Plus récemment, dans l'affaire DirecTV inc c. Scullion, bien qu'il ne s'agisse pas de dommages punitifs ou exemplaires, la Cour supérieure reconnaît une condamnation basée sur les revenus estimés provenant des activités pirates des défendeurs. Le juge Guthrie mentionne que même si le montant accordé de 29 157 400 $ peut paraître excessif, il n'est pas contraire à l'ordre public, tel qu'entendu dans les relations internationales.

[72] Dans l'arrêt Beals, la Cour suprême rappelle que le moyen de défense fondé sur l'ordre public doit être appliqué de façon restrictive et le fait que la somme parait démesurée n'est pas un motif en soi pour refuser la reconnaissance d'un jugement étranger.

[73] Le Juge LeBel explique ce qui suit en ce qui concerne l'attribution de dommages-intérêts punitifs:
« Cela ne résout pas toutes les difficultés posées par l’attribution de dommages-intérêts punitifs élevés qui, en pratique, découle rarement de l’application de lois injustes. C’est aux États-Unis que les dommages-intérêts punitifs sont le plus souvent extraordinairement élevés par rapport à ceux accordés dans d’autres pays. Dans ce pays, on recourt plus souvent qu’au Canada aux dommages-intérêts punitifs pour tenter de transformer la société, et le droit américain tend à percevoir l’attribution de montants plus élevés comme un moyen de changer le comportement des défendeurs bien nantis. Cette approche n’a en soi rien de contraire aux notions d’équité fondamentale canadiennes; elle représente simplement un choix stratégique différent qui assure aux demandeurs américains une protection dont ils ne devraient pas nécessairement être privés du seul fait que les biens du défendeur sont situés au Canada. À ma connaissance, les lois américaines, tant fédérales que celles des États, ne permettent généralement l’attribution de dommages-intérêts punitifs que si le comportement du défendeur est, dans un certain sens, moralement répréhensible. À cet égard, leur politique sous-jacente est, en principe, semblable à la nôtre même si les montants accordés peuvent parfois paraître excessifs aux yeux des Canadiens et des Canadiennes. »
La juge Fournier ne voit aucune raison en l'instance pour mettre de côté ces principes. Au contraire, elle en vient à la conclusion qu'il serait contraire à l'ordre public que les tribunaux québécois permettent à l'Intimé d'échapper à la reconnaissance des droits valablement acquis par la Requérante en Californie. Pour cette raison, elle accueille la demande de reconnaissance du jugement californien.

Référence : [2010] ABD 120

Autres décisions citées dans le présen billet:

1. Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72.
2. DirecTV inc c. Scullion, 2002 CanLII 27406 (C.S.).

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